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Actualités - ANALYSE

Corruption : l'épuration reste problématique

Le Liban n’a qu’un lointain rapport avec la Rome des premiers temps, république de toutes les vertus, ou même avec le Singapour d’aujourd’hui où, pour un papier chocolat lâché sur un trottoir, on écope d’une amende de 5.000 dollars. Ici la saleté est reine, bien moins dans la rue (encore que...) que dans les allées du pouvoir, de l’aveu même d’un dirigeant haut de gamme... C’est, à différents niveaux administratifs ou politiques, l’Etat de la corruption, de l’enrichissement illicite, des combines, des compromis qui sont autant de compromissions, des mafias de pillards de deniers publics.
Le tout aggravé par le savant anonymat qui protège les coupables. Pour en sortir, Sélim Hoss, estampillé honnête homme, s’est mis en campagne, proposant la formation d’une commission parlementaire d’enquête sur les accusations (voilées) de couverture de concussion lancées contre la troïka par l’un de ses propres membres, M. Nabih Berry. D’une manière à la fois normale et étonnante, l’ancien président du Conseil, maintenant député de Beyrouth, a rencontré le président de la Chambre pour lui soumettre son idée. Il en a évidemment reçu l’approbation... sous condition et sans que cet échange n’apporte — comme on aurait pu l’attendre — un surcroît de précision de la part de l’intéressé sur les accusations qu’il a proférées. Et qui faisaient suite, en réalité, à nombre de dénonciations répétées depuis de nombreuses années par des ministres, des députés, des médias ou des dignitaires religieux.
En pratique, rêver d’une commission parlementaire d’enquête reste utopique, à moins qu’on ne l’envisage comme un moyen commode d’enterrer le dossier. En effet, la majorité des parlementaires se répartit entre l’influence respective des membres de la troïka sur la sellette. Cela pose le dilemme aigu suivant: il n’est pas possible de former la commission en ignorant la majorité parlementaire, or celle-ci, vu ses allégeances, serait en quelque sorte juge et partie, ce qui est éthiquement (et pratiquement) inadmissible. Les députés indépendants ou neutres, extrêmement minoritaires, ne paraissent pas avoir envie quant à eux de se mouiller et de trop se mettre les puissants à dos en enquêtant sur leurs activités.

Prudence

Certains d’entre eux, candidats à la succession de M. Elias Hraoui en 1998, préfèrent ne pas se brûler, ne pas faire partie d’une commission dont l’éventuelle réussite, du reste très peu envisageable, leur vaudrait d’irrémessibles inimitiés bloquant leurs chances... et dont l’échec, très probable, leur apporterait déconsidération et discrédit. D’autres se disent découragés d’avance car il leur semble que nul n’aurait les moyens d’enquêter vraiment, de dénicher les preuves documentées pour faire la lumière sur les affaires présumées, pour inculper ou innocenter les inculpés désignés par la rumeur publique. Car en telle matière, il faut des indices palpables pour trancher, sinon les intéressés déclencheraient une cascade de procès en diffamation contre leurs dénonciateurs.
Toujours est-il que, dans la logique de son attitude morale, le président Hoss souligne aujourd’hui qu’une commission parlementaire d’enquête pourrait au moins (comme, à son avis, devrait le faire le Parquet) demander des éclaircissements à M. Nabih Berry sur les accusations qu’il a lancées, en obtenir des informations sur les détournements de fonds et les bazars que selon lui la troïka aurait sciemment couverts. (En fait M. Berry a même soutenu que la troïka a été mise en place à cet effet!). M. Hoss ajoute que la Justice qui s’inquiète de la moindre nouvelle publiée par un simple journaliste pour lui en demander compte doit à plus forte raison s’émouvoir des indications graves mais floues fournies par un aussi haut personnage officiel et lui réclamer des précisions...

Chou blanc

Mais, répétons-le, comment avancer des preuves, comment en détenir quand on n’est pas soi-même impliqué dans un scandale? Une enquête risque fort de faire chou blanc quand il s’agit de pots-de-vin glissés sous la table. Sur ce plan précis, par exemple, l’enquête sur l’affaire des «Crotale», qui a par ailleurs mis au clair un circuit de tromperie sur la marchandise, n’a rien donné. Lorsqu’un entrepreneur «achète» un responsable, il ne lui remet pas de chèque et ne se fait pas délivrer un reçu. On peut toujours alimenter directement un compte en banque en espèces, acheter une villa ou une limousine au nom d’un tel, sans laisser trace légale de corruption. Pour remonter les filières, il faudrait revivifier la loi sur l’enrichissement illicite, baptisée «d’où-tiens-tu-cela». Mais cette interrogation signifie que le suspect devra produire lui-même la preuve de son innocence, ce qui dans le fond viole la notion d’une justice se basant sur la nécessité pour l’accusation de démontrer formellement la culpabilité du suspect et non l’inverse, «chacun étant présumé innocent jusqu’à preuve du contraire». En outre, l’application de cette loi de l’enrichisement illicite impliquerait la levée de ce sacro-saint secret bancaire qui rend inutiles les déclarations de patrimoine qu’on imposerait aux hommes publics. De son côté, la Haute Cour habilitée à juger présidents et ministres (et qui est formée de sept députés et de huit magistrats) ne peut tout simplement pas siéger si elle n’est pas saisie d’une plainte signée par les deux tiers de l’Assemblée nationale où la majorité, redisons-le, est acquise corps et âme à la troïka.
Donc la mission est pour ainsi dire impossible en termes techniques. Qui n’a pu le moins ne peut pas le plus: ce n’est certainement pas avec la classe politique que l’on réussira une épuration qui a lamentablement échoué au niveau moins ardu (ou moins tordu) de l’Administration...

E.K.
Le Liban n’a qu’un lointain rapport avec la Rome des premiers temps, république de toutes les vertus, ou même avec le Singapour d’aujourd’hui où, pour un papier chocolat lâché sur un trottoir, on écope d’une amende de 5.000 dollars. Ici la saleté est reine, bien moins dans la rue (encore que...) que dans les allées du pouvoir, de l’aveu même d’un dirigeant haut...