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Actualités - REPORTAGE

Boutros Harb à l'Orient Le Jour : ce régime est bâti sur la violation de la loi (photos)

Il a été le premier à accueillir favorablement l’annonce de la mort de la troïka. Et tous les jours, cheikh Boutros Harb condamne, dénonce, critique, essayant de faire bouger les choses et de réveiller une opinion publique anesthésiée par l’ampleur des violations de la loi par les responsables. Toutefois, élu par près de 100.000 voix au Nord, à la surprise générale, le député le plus dynamique de la nouvelle Chambre se sent de plus en plus seul dans sa bataille pour les institutions et l’Etat de droit. «J’en ai parfois marre de me lire chaque matin dans les journaux, dit-il. Mais le moyen de faire autrement? Je ne peux pas me taire et baisser les bras. Je n’en ai pas le droit, ne serait-ce que par fidélité à mes électeurs qui ont bravé les interdits pour me porter à la Chambre». Harb est donc conscient de ses responsabilités, et parce qu’il considère n’avoir de comptes à rendre qu’à ses électeurs, il utilise un langage particulièrement virulent pour parler de la troïka et des exactions commises par les responsables, notamment le chef du Législatif. Un enterrement de première classe donc pour une troïka, qui pourrait hélas ressusciter...
Ayant participé à la réunion de Taëf et à l’élaboration de l’accord du même nom, pense-t-il que le principe de la troïka était prévu à ce moment-là?
«Pas du tout, répond M. Harb. Ni à notre niveau ni à celui des parrains de l’accord. La troïka est un sabotage total des institutions et une violation du principe de la séparation des pouvoirs consacré par la Constitution. Elle repose sur le fait suivant: le jeu — ainsi que la décision politique — ne se fait plus dans le cadre des institutions. Le décor démocratique est préservé, mais tout se fait ailleurs. De plus, la troïka tue toute confiance des citoyens dans leurs institutions. Désormais, au sein de chaque administration, il y a des réseaux parallèles. Tout le monde sait, par exemple, que le véritable ministère des Finances est aujourd’hui à la «Sadate Tower».
Le CDR n’est-il pas à l’origine de cette pratique?
«Peut-être, mais il existait avant Taëf. De plus, le CDR est régi par un règlement strict. A Taëf, nous avions ainsi prévu que tout crédit accordé à l’Etat libanais ou tous ses engagements soient soumis à l’approbation du Parlement. Nous avions même commencé à appliquer ces dispositions. Mais ce qui se passe aujourd’hui est pratiquement un détournement des lois. Est-il normal que le même organisme (le CDR) planifie, étudie, choisit les entrepreneurs, exécute et supervise? Il devrait y avoir un partage des tâches alors que le CDR possède tous les pouvoirs, contrairement aux lois et aux principes.
«Il faut ajouter à toutes ces infractions de la Constitution le fait qu’actuellement, la politique au Liban dépend de facteurs régionaux. Qu’on le veuille ou non, c’est l’élément régional qui limite le plafond de l’action politique et des conflits internes. Preuve en est que tous les conflits internes sont réglés en dehors du pays et que certains faits sont le fruit d’une interdépendance locale et régionale».
Ce phénomène n’était-il pas prévisible depuis Taëf?
«Non. Ce qui s’est passé à Taëf, c’est une transformation de notre système en régime parlementaire, de manière à renforcer le pouvoir législatif au détriment du pouvoir exécutif, provoquant ainsi un léger déséquilibre dans les pouvoirs. C’est sans doute dû au fait que la majorité des présents à Taëf, eux-mêmes des députés, croyaient en l’inviolabilité du Parlement, ce Parlement (de 1972) qui avait élu trois présidents. Ils se sentaient ainsi plus forts que les présidents et les gouvernements et voulaient se doter de certaines garanties».
«J’avais d’ailleurs dénoncé tout cela à l’époque, tout comme je n’étàis pas d’accord avec l’extension du mandat du président de la Chambre à quatre ans. D’ailleurs, à mon avis, cette nouvelle disposition est mal appliquée. Il n’est pas possible que le président de la Chambre soit élu avec une majorité relative alors que, pour le destituer, il faut une majorité des deux tiers. Ainsi, le chef du Législatif se trouve en position de force sans être soumis à un pouvoir de contrôle».
Taëf n’a-t-il pas, en réalité, renforcé le pouvoir du chef du Législatif bien plus que celui de la Chambre»?
«Non, mais il faut le reconnaître, la loi est mal appliquée. Le chef du Législatif n’a aucun nouveau pouvoir; il a simplement plus de stabilité. A mon avis, si on veut maintenir le mandat de quatre ans, il faudrait faire en sorte qu’à chaque nouvelle année, au début de la session ordinaire et avant une reconduction automatique, il soit demandé aux députés si l’un d’eux a une objection. Alors qu’actuellement, les députés ont le droit de contester l’élection une seule fois au cours des quatre ans et dans un délai de dix jours après l’élection du président de la Chambre».
«L’impression d’avoir renforcé les pouvoirs du chef du Législatif est due au fait que souvent, le président de la Chambre prend des décisions ou adopte des positions personnelles au nom du Parlement».
Mais aucun député ne proteste... Et c’est sans doute cela la grande catastrophe de la troïka: qu’une personne parle au nom de 127 autres sans les consulter.
«Moi, je proteste en tout cas. Certes,les lacunes de la troïka sont plus importantes au sein du Parlement, vu que le président de la Chambre essaie de réduire celle-ci à sa seule personne. C’est pourquoi j’ai accueilli avec joie la mort de la troïka. De toute façon, le chef du Législatif ne peut parler au nom de la Chambre, d’autant que celle-ci, en principe, ne doit pas forcément avoir une opinion commune. Elle devrait être formée de plusieurs forces et courants politiques».
Il constitue donc désormais une opposition à l’Exécutif mais aussi au Législatif...
«Franchement, il y a un exercice erroné du pouvoir et une déformation de notre régime politique. Je me vois ainsi obligé de condamner chaque jour les pratiques du pouvoir. Je ne vous cache pas que parfois, j’en ai marre de lire chaque jour mes déclarations dans la presse, mais je me sens obligé de le faire. Il est bien malheureux de constater à quel point la vie politique est paralysée dans ce pays. Je crains que nous ne nous habituions à un nouveau régime politique qui n’a rien à voir avec nos traditions. Nous en sommes au stade où une simple intervention au sein du Parlement donne l’impression de déranger, au lieu d’aider et d’éclairer...».
C’est donc le sentiment qu’il a eu après son discours lors du débat de confiance?
«On a l’impression de dire certaines choses que les autres pensent tout bas sans oser les formuler à haute voix, ou sans vouloir le faire».
Y a-t-il eu des réactions à son discours?
«Non. Mais pour en revenir à la troïka, rien dans les textes de Taëf ne prévoyait sa création. Les lacunes sont donc dans les personnes et dans le fait que la paralysie de la vie politique empêche le fonctionnement des organismes de contrôle. Il n’y a aucun principe de contrôle dans le système actuel. Est-il d’ailleurs possible que les derniers propos du président de la Chambre relatifs aux détournements de fonds ne provoquent aucune demande de comptes? Le parquet devrait ouvrir immédiatement une enquête et demander au chef du Législatif de lui fournir les éléments sur lesquels il s’est fondé. Il faut aussi, comme l’a réclamé le Dr Hoss, former une commission d’enquête parlementaire. A mon avis, un pays ne peut se reconstruire, si des propos aussi graves sont tenus sans provoquer la moindre réaction... De même, lorsque le ministre des Déplacés a reconnu à la télévision commettre certaines infractions financières, nul ne lui a demandé des comptes. Je me demande comment on pourrait arranger les choses si le laisser-aller a atteint un tel stade».

Des victoires
quand même...

Pourquoi, dans ce cas, a-t-il décidé de recommencer à faire de la politique dans de telles circonstances?
«Je n’ai jamais cessé de faire de la politique, hors et au sein des institutions. Mais je suis de ceux qui disent que si les opposants avaient mené la bataille, nous n’en serions pas là aujourd’hui. D’ailleurs, même en étant une très petite minorité, nous avons remporté quelques victoires, notamment sur le plan de l’audiovisuel. De même, nous avons tellement dénoncé la troïka que lorsque les trois responsables se sont disputés, ils se sont vengés sur elle. Et même si nous ne pouvons pas influer sur le cours des événements, au moins, nous avons une grande influence sur l’opinion publique. Il est essentiel que celle-ci ne s’habitue pas aux infractions et continue à s’indigner.
Il reproche aux opposants de ne pas avoir mené la bataille, mais leur était-il permis de le faire? N’y avait-il pas un quota déterminé?
«Je ne crois pas à ce genre d’arguments. M’était-il permis de mener la bataille électorale? En me lançant dans l’arène, je sentais que le monde entier était contre moi. Mais les électeurs, eux, étaient avec moi. Certes, s’ils avaient voulu frauder les résultats, ils auraient pu le faire. Mais au moment de me lancer dans la bataille, si je m’étais arrêté à l’idée du quota, je serais aujourd’hui chez moi. De toute façon, la question: «Quel est le quota autorisé?» ne devrait pas se poser. Ce qu’il faut dire, c’est: que chacun assume ses responsabilités et après, on verra. En ce qui me concerne, les électeurs ont défié les quotas et m’ont appuyé. Cela devrait être un encouragement pour les autres. En définitive, je ne suis pas sûr qu’on voulait que je sois au Parlement, d’autant que, comme vous le voyez, je suis pratiquement le seul à dénoncer les infractions, vu que je suis le seul réellement indépendant, n’ayant de comptes à rendre qu’à mes électeurs et par conséquent, je possède une grande marge de manœuvre...».
En dénonçant régulièrement les infractions sans résultat, ne craint-il pas de devenir comme le patriarche Sfeir, c’est-à-dire que ses critiques se transforment en simples prises de position?
«Ce serait un honneur pour moi d’être comme le patriarche maronite. Mais je suis un homme politique et j’ai l’obligation de dénoncer les infractions et de rappeler les principes de base. Je n’atteins pas toujours mes objectifs, mais il m’arrive parfois de remporter des victoires. Il faut accepter de perdre des fois, mais surtout, il faut entretenir l’espoir du changement chez les gens. C’est très important car, actuellement, il existe un immense fossé entre les citoyens et leurs dirigeants. Le peuple considère l’Etat comme son ennemi, comme celui qui veut le déposséder, l’humilier... Mais en dénonçant les infractions des responsables, on maintient un lien même ténu entre le peuple et les institutions. Ainsi, le peuple pensera qu’il lui faudra reconquérir les institutions au lieu de ne pas se sentir concerné par elles».

Les institutions,
un «pur décor»

Sa présence au Parlement pourrait être interprétée différemment. Elle servirait à maintenir les apparences de la démocratie, tout en vidant celle-ci de son sens...
«Ce sont des propos qui poussent au désespoir».
Ce serait plutôt la situation qui pousserait au désespoir...
«Mais cela ne signifie pas qu’il faut se croiser les bras et se laisser aller à l’inertie. Qui a d’ailleurs jamais dit que la démocratie est une bataille rapide et aisée? Il faut la gagner lentement. Je pense d’ailleurs que ce Parlement n’est pas préférable à celui qui l’a précédé, mais il a le mérite d’abriter une petite minorité qui cherche à rétablir la vie politique dans le pays. En tout cas, je suis prêt à adresser des questions au gouvernement et à aller jusqu’à poser la question de confiance le cas échéant».
Il sera alors soumis à des pressions comme ce fut le cas pour Najah Wakim dans la Chambre précédente...
«Je ne peux pas parler pour les autres. Mais en ce qui me concerne, je suis prêt à aller jusqu’au bout. Si je suis alors soumis à des pressions, nous en reparlerons».
Il n’est donc pas convaincu qu’il y a une tentative de vider la démocratie de son contenu?
«Je vais même plus loin. On veut maintenir le Parlement et les institutions comme un pur décor».
Qui est ce «on»?
«Disons qu’il y a d’abord un échec sur le plan national et une acceptation de cet échec. Ajoutons à cela un contexte régional particulier. Comme s’il fallait domestiquer la vie politique au Liban, parce qu’elle constitue une exception dans le monde arabe».
Le prix de la paix régionale sera donc, pour le Liban, la modification de son régime?
«Il est trop tôt pour parler de l’après-paix. Je dis simplement que dans cette période transitoire, on voudrait sans doute que le Liban ne pose pas de problèmes et ne risque pas de troubler la situation régionale. On lui a donc placé des garde-fous en demandant à la Syrie d’empêcher les débordements...».
A ce niveau, quelle est la responsabilité des députés chrétiens ayant participé à Taëf et qui ont par conséquent assuré une couverture chrétienne à l’opération du 13 octobre 1990, dont on savait qu’elle serait accomplie par les soldats syriens?
«A Taëf, nous ne savions pas qu’il y aurait une opération contre le général Aoun. Nous ne savions pas non plus qu’il commencerait sa rébellion. Car, à l’époque, il était encore le chef d’un gouvernement transitoire, légalement formé et destiné à assurer l’élection présidentielle. Nous nous attendions donc à ce qu’il accepte les résultats de la réunion de Taëf et à ce qu’il cède la place au nouveau président. De plus, à Taëf, nous parlions avec les Syriens de leur redéploiement. Le véritable problème a commencé avec l’invasion du Koweit par l’Irak et c’est ce fait qui a permis aux soldats syriens d’entrer à Baabda puisqu’il fallait désormais instaurer une certaine stabilité en vue du processus de paix qui devait être lancé... A Taëf, nous ne pensions pas que le général serait la cause du sabotage de toute l’équation et à l’époque, le camp dit chrétien était au moins à égalité avec l’autre. Ce n’est qu’après la guerre interchrétienne qu’il y a eu un déséquilibre...».
A quoi s’attend-il aujourd’hui après la mort officielle de la troïka?
«Franchement, j’estime que l’annonce de la mort de la troïka est le résultat d’un conflit entre des personnes. Je crains donc que ces personnes ne tombent de nouveau d’accord et ne ressuscitent par conséquent la troïka. De toute façon, s’ils le font, ils auront menti d’une manière flagrante au peuple. Ce serait faire preuve d’une grande désinvolture. Je souhaite donc qu’ils commencent véritablement à montrer que la troïka est morte en commençant par rétablir le principe de la séparation des pouvoirs. Pour l’instant, nous observons la situation. Et si la troïka redémarre, nous ne nous tairons pas. Je voudrais d’ailleurs préciser à ce sujet que l’expression «les trois présidents» est fausse. Il y a un président, le chef de l’Etat, et les autres sont les chefs d’institutions. Commençons donc par rectifier cela. Il faudrait aussi que le chef du Législatif cesse d’assister aux réunions du Haut comité libano-syrien. Qu’a donc à voir dans ces réunions, limitées au pouvoir exécutif, le chef du Législatif? Et pour quelle raison celui-ci exige d’être consulté dans toutes les décisions ou dans tous les projets de l’Exécutif? Pourquoi chaque visiteur étranger doit-il se rendre chez les trois responsables? En quoi la diplomatie concerne-t-elle le chef du Législatif?».
Le président Berry a institué une diplomatie parlementaire...
«J’y suis totalement opposé. C’est cela l’ingérence dans les affaires de l’Exécutif. Le Parlement doit légiférer et contrôler les actions de l’Exécutif, c’est tout. Selon la Constitution, il n’a pas à participer aux décisions de celui-ci. Je ne demande pas que les pouvoirs du chef du Législatif soient réduits. Je demande seulement qu’il cesse de les dépasser. Si l’on est sérieux en voulant éliminer la troïka, c’est par là qu’il faut commencer. Mais on n’annonce pas la mort de celle-ci lorsqu’on est en conflit avec les autres responsables pour recommencer de plus belle à se partager les parts une fois le conflit réglé».
A-t-il de l’espoir que la troïka soit véritablement morte et enterrée?
«Très peu car, malheureusement, ce régime est basé sur la violation permanente de la loi. Nous n’abandonnerons pas pour autant la lutte. Je présenterai aujourd’hui à la commission de la Justice et de l’Administration le projet sur l’enrichissement illicite. Je suis d’ailleurs surpris par le nombre de députés qui ont signé ce projet».

Scarlett HADDAD
Il a été le premier à accueillir favorablement l’annonce de la mort de la troïka. Et tous les jours, cheikh Boutros Harb condamne, dénonce, critique, essayant de faire bouger les choses et de réveiller une opinion publique anesthésiée par l’ampleur des violations de la loi par les responsables. Toutefois, élu par près de 100.000 voix au Nord, à la surprise générale, le...