
Illustration Jaimee Lee Haddad.
Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de ce qui pourrait constituer une potentielle bouée de sauvetage pour l’avenir du Liban : Rana, une étudiante de 17 ans rencontrée à Ras Beirut après une conférence sur l’intelligence artificielle (IA), a mis au point, sans compétences en programmation ni capital, et simplement avec une connexion wifi intermittente et un compte ChatGPT gratuit, un prototype qui traduit la langue des signes en arabe parlé.
Alors que le taux d’adoption de l’IA a dépassé celui d’internet, remodelant rapidement les économies du monde entier, cette révolution offre au Liban la possibilité de réduire le coût de la reprise économique et de mettre en place une gouvernance et des services publics numériques. Cependant, cette opportunité s’accompagne de risques importants.
À l’échelle mondiale, les progrès de l’IA sont concentrés dans une poignée de pays riches, qui abritent tous les principaux laboratoires d’IA tels que OpenAI et DeepMind. Cette concentration a créé un fossé grandissant entre les nations, et sans une action urgente, le Liban risque une marginalisation irréversible. Si l’on considère un seul facteur-clé pour bénéficier de l’essor économique de l’IA, à savoir l’accès aux GPU, les ordinateurs qui exécutent les modèles d’IA, 80 % de la capacité de la région MENA est concentrée en Arabie saoudite. À l’échelle mondiale, 75 % de la capacité de calcul se trouve aux États-Unis.
Responsabilité des établissements d’enseignement
Au cours des deux dernières années, le coût d’exploitation d’un modèle linguistique à grande échelle (LLM) a été divisé par 150 environ et les outils d’IA qui écrivent du code génèrent désormais près de la moitié de tous les nouveaux logiciels sur GitHub, la première plateforme mondiale du genre. Les stratégies nationales de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis en matière d’IA ont engagé plus de 100 milliards de dollars dans les infrastructures d’IA et recherchent désespérément des ingénieurs.
Le Liban ne peut bien sûr pas rivaliser et mettre en œuvre une stratégie nationale d’une ampleur similaire, pas plus que les investisseurs institutionnels et les entreprises libanaises ne sont susceptibles de financer des laboratoires de recherche comparables à OpenAI, DeepSeek et Softmax. L’opportunité pour lui réside plutôt dans le contre-positionnement de la frontière de l’IA en tirant parti de ses atouts uniques : son talent et sa résilience face à l’adversité. Mes collègues et moi-même avons développé des produits d’IA pour Amazon, formé des milliers de personnes à l’utilisation de l’IA et publié des articles sur l’apprentissage profond et l’intelligence artificielle. Dans un récent livre blanc, nous décrivons comment les voies les plus prometteuses pour les percées du Liban en matière d’IA se trouvent au sein de ses établissements d’enseignement. La responsabilité incombe entièrement à leurs dirigeants de donner la priorité à la recherche en IA et au développement des talents. Avec les licenciements liés à l’IA qui se profilent dans le monde entier, les décisions prises au cours des prochains cycles universitaires détermineront si le Liban va cultiver son expertise locale ou importer du chômage.
L’IA offre une chance de renverser cette tendance, mais seulement si les universités agissent rapidement pour transformer les contraintes en atouts et aider le pays à façonner l’avenir de l’IA, plutôt que de se contenter de le subir. Il n’est à cet égard pas rassurant que le ministre libanais de la Technologie et de l’Intelligence artificielle ait estimé que nous devrions perdre toute l’année prochaine à élaborer des politiques et des lois numériques.
Tous les programmes d’ingénierie, d’informatique et de commerce devraient intégrer des modules pratiques sur l’IA d’ici à septembre, en utilisant ce qui est disponible : (outils open source, conférences sur Zoom, crédits supplémentaires pour des projets d’utilité publique, etc.) C’est en pratiquant que les étudiants apprennent le plus vite.
L’IA évolue rapidement et les programmes d’études doivent suivre le rythme. La vraie compétence, c’est d’appliquer l’IA de pointe à des problèmes persistants. Les cours doivent être des systèmes vivants, constamment actualisés. Récompensez les enseignants qui réécrivent leurs programmes, pas ceux qui recyclent leurs diapositives.
Pour rester à la pointe de l’IA, les établissements d’enseignement doivent s’appuyer sur la diaspora. Les professionnels libanais de l’IA sont intégrés dans les principales entreprises technologiques et laboratoires de recherche du monde entier. La plupart ne rentreront pas chez eux à plein temps, mais beaucoup sont désireux de contribuer à distance en enseignant à court terme, en supervisant des projets d’étudiants ou en encadrant des enseignants.
En matière de recherche, le Liban ne dépensera pas plus que Riyad en infrastructures brutes. Mais il peut prendre la tête dans des niches stratégiques et créer des outils adaptés au « Sud global », ouvrant la voie à l’innovation depuis la périphérie.
La prochaine vague de demande ne concernera pas seulement les développeurs, mais aussi les professionnels natifs de l’IA dans tous les domaines qui peuvent aider les organisations à s’adapter. L’éducation devrait offrir plusieurs voies : ateliers, cours du soir, stages intensifs d’été, tout ce qui permet aux étudiants d’acquérir des connaissances en IA sans changer de diplôme.
Pôle régional de talents
Certains craignent que l’investissement dans l’éducation à l’IA ne fasse qu’accélérer l’émigration. Mais c’est passer à côté de l’essentiel. La révolution de l’IA est déjà en train de remodeler les marchés du travail à travers le Moyen-Orient, supprimant des emplois et redéfinissant la demande de compétences. En fait, elle pourrait inciter de nombreux Libanais à rentrer chez eux. Le Liban devrait devenir le principal pôle régional de talents en IA, garantissant que les travailleurs qualifiés restent très demandés tant au niveau local qu’à l’étranger, afin de maintenir les transferts de fonds essentiels tout en favorisant l’innovation locale.
Depuis des générations, le plus grand produit d’exportation du Liban est ses talents. Et si, pour une fois, nous choisissions de les garder, au moins assez longtemps pour reconstruire le pays ? L’IA ouvre cette possibilité, mais la fenêtre se referme chaque semestre. Le programme approuvé cet été pourrait déterminer si le Liban contribuera à l’avenir ou s’il en sera effacé.
Ce texte est la traduction synthétique d’une tribune publiée en anglais par « L’Orient-Today ».
Par Sherif MAKTABI
Chef de produit principal pour l’IA de base chez UiPath. Ancien chef d’équipe à Amazon et ancien responsable produit chez Michelin Connected Fleet.