Critiques littéraires

Du mythe à la défaite : la communauté chiite à l’épreuve de la guerre

Du mythe à la défaite : la communauté chiite à l’épreuve de la guerre

D.R.

À travers l’Histoire, peu ont osé élever la voix contre les oppresseurs et les gouvernants par crainte d’être tués ou persécutés. Défiant cette peur, opposant l’encre libre aux balles réelles, Mohamad Barakat fait entendre la sienne : dans son livre Les Chiites et la Guerre, il aborde un sujet d’une actualité percutante qui intéresse non seulement la communauté chiite, mais tous les Libanais soucieux de penser l’après-guerre.

Chronique d’un effondrement annoncé

Depuis le 8 octobre 2023, le Liban avançait à pas sûrs vers la guerre. Il y est entré sans qu’aucune décision officielle n’ait été prise, déjà accablé par une succession de crises, et en est sorti vaincu, ouvrant la voie à une tutelle internationale et arabe. Dans les 41 articles qui composent l’ouvrage et qui sont rédigés sur les deux rives du temps – entre mars 2023 et mars 2025, donc avant et après la dernière guerre opposant le Hezbollah à Israël –, Mohamad Barakat dresse une chronique lucide de ce basculement, dans un ton polémique, volontiers satirique, et un style qui mêle rigueur journalistique et littérature politique, qu’on lui connaît déjà dans ses écrits ou dans ses interventions télévisées.

Barakat critique le choix absurde d’une guerre entreprise sans stratégie ni munitions, mais nourrie d’illusions de grandeur. Analysant son déroulé, il met en lumière la supériorité technologique de l’adversaire et dénonce l’ancrage idéologique de « l’axe de la résistance » qui, dit-il, s’abrite derrière des bannières confessionnelles et célestes qu’il est surtout interdit de questionner, sous peine d’être accusé de trahison… C’est ce que souligne d’ailleurs l’éditeur dans une note adjointe à un article écrit suite à l’assassinat de Sinwar et qui a suscité de vives polémiques, allant jusqu’à faire traiter l’auteur de « sioniste » : « Le bâton contre l’intelligence artificielle (…) Un camp nourri d’une culture qui méprise le savoir et la science, qui assiège les chercheurs, les exile, et leur impose des militaires primitifs et sans instruction, et, en face, un camp qui voue un culte à la connaissance et croit qu’elle est son arme pour gagner la bataille. »

Barakat voit également dans le rejet systématique de l’autre qui ne partage pas les mêmes convictions du parti, une cause majeure d’échec. « Ce n’est pas une exagération de dire que l’une des raisons de la défaite du Hezbollah réside dans son obsession à traquer ses opposants politiques à l’intérieur, (…) en particulier ceux qui étaient descendus dans la rue le 17 octobre, réclamant un État national sans corruption ni corrompus. »

Déconstruction des mythes fondateurs

Loin d’un simple commentaire de l’actualité, l’écriture de Mohamad Barakat dissèque les illusions qui fondent la mainmise du parti de Dieu sur la communauté chiite en particulier, et sur le Liban en général. Tel le fameux slogan de la « libération de Jérusalem » sous lequel des capitales entières, comme Damas, Bagdad, Sanaa ou même Beyrouth, ont été détruites.

Un autre récit remis en question est celui de la libération du Sud, car le 25 mai 2000, souvent érigé en jour de gloire, est, pour Barakat, une célébration problématique. Certes, le Hezbollah a joué un rôle décisif dans les dernières années précédant la libération, mais la résistance, portée par des groupes communistes et multiconfessionnels, a commencé bien avant sa fondation. Or, cette « victoire » a été confisquée et confessionnalisée, et les autres combattants, qui y avaient pourtant pris part, ont été écartés du récit, comme si l’Histoire ne pouvait avoir qu’un seul héros…

Les Chiites et l’État

L’auteur remonte également le temps et interroge les origines de l’adhésion politique et affective de la communauté chiite à ce parti politique. Il rappelle ainsi que, depuis la proclamation du Grand Liban, les chiites sont restés à l’écart de l’État et n’ont pas reconnu leur appartenance nationale. En effet, le Hezb a tiré profit de l’absence de l’État dans les régions frontalières et de son incapacité à protéger le Sud, constamment exposé au danger de l’occupation, et a réussi à métamorphoser radicalement la conscience politique des chiites, passés grâce à lui du statut de « déshérités » à celui de « achraf al-nas » (les plus nobles des gens). Mais cette glorification – qui s’est toutefois effondrée face à l’épreuve de la guerre récente – n’aurait certes pas été possible sans le soutien de l’Iran, pilier idéologique et logistique de « l’axe de la résistance » que Barakat n’épargne pas non plus dans ses textes.

Mohamad Barakat est né à Rab Thalathin, village frontalier du Sud dont la majorité des maisons ont été détruites au cours des deux dernières années. Chiite indépendant, il évoque avec subtilité la fracture intérieure d’une génération contrainte de s’engager dans une aventure qu’elle n’a pas choisie, et tiraillée entre son identité restreinte et le vaste monde dans lequel elle aspire à vivre. À travers sa voix, il se donne pour mission de sonner l’alerte et de ramener sa communauté des rêves et illusions de construction de son propre État aux frontières de Sykes-Picot, avant qu’il ne soit trop tard.

Le travail est immense, surtout face à l’émergence de plusieurs projets régionaux de plus en plus autoritaires et menaçants. Mais Barakat garde foi en une autre forme d’unité : « Seule une arabité nationale, capable de dépasser les confessions et les régions, peut encore nous protéger. »

Al-Chi‘a wal-harb. Moulahazat kabl al-hazima wa ba‘daha (Les Chiites et la Guerre. Considérations sur l’avant et l’après de la défaite) de Mohamad Barakat, Riad el-Rayyes, 2025, 280 p.

À travers l’Histoire, peu ont osé élever la voix contre les oppresseurs et les gouvernants par crainte d’être tués ou persécutés. Défiant cette peur, opposant l’encre libre aux balles réelles, Mohamad Barakat fait entendre la sienne : dans son livre Les Chiites et la Guerre, il aborde un sujet d’une actualité percutante qui intéresse non seulement la communauté chiite, mais tous les Libanais soucieux de penser l’après-guerre.Chronique d’un effondrement annoncéDepuis le 8 octobre 2023, le Liban avançait à pas sûrs vers la guerre. Il y est entré sans qu’aucune décision officielle n’ait été prise, déjà accablé par une succession de crises, et en est sorti vaincu, ouvrant la voie à une tutelle internationale et arabe. Dans les 41 articles qui composent l’ouvrage et qui sont rédigés sur les deux...
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