Se doutait-il seulement, l’ancêtre spirituel des trois grandes religions monothéistes, le très vénérable patriarche et prophète Abraham, que son nom serait lestement accolé un jour à une ambitieuse opération de réaménagement géopolitique que l’on hésite fortement, pourtant, à tenir en odeur de sainteté ?
S’il va être ici question de ces accords d’Abraham qui semblaient quelque peu défraîchis, et même gravement affectés par la crise de Gaza, c’est simplement parce qu’ils réoccupent depuis peu le centre de l’actualité diplomatique au Proche et au Moyen-Orient. Méritaient-ils vraiment de retrouver une nouvelle jeunesse, ces contrats de normalisation tous azimuts scellés en 2020 à la Maison-Blanche par Israël et des États arabes, mais qui faisaient l’impasse sur la source même du vieux conflit arabo-israélien, à savoir le problème palestinien ? N’était-ce pas là mettre la charrue devant les bœufs ? Le fait est que les signataires arabes étaient convaincus d’y trouver néanmoins leur compte.
Outre leur légendaire sens des affaires et leur quête de technologie, les Émirats arabes unis, peuplés à 90 % d’étrangers, récoltaient une étroite coopération avec les services israéliens en matière de renseignement et de sécurité interne. Encore plus impérieux était ce point pour Bahreïn, monarchie où la majorité démographique chiite est traditionnellement travaillée par la République islamique d’Iran. Quant au lointain royaume du Maroc, il obtenait enfin la reconnaissance par la superpuissance américaine de sa souveraineté sur le Sahara occidental, ancienne colonie espagnole aspirant à l’indépendance, mais dont le statut attend encore d’être fixé par l’ONU. Le Soudan n’a pas tardé à rejoindre le peloton, et pour sa peine, il s’est vu rayer de l’infamante liste des États soutenant le terrorisme : son casier judiciaire ayant ainsi récupéré sa virginité, ce pays toujours en proie à des violences internes pouvait alors espérer la levée des sanctions économiques qui le frappaient depuis 1993.
Les sanctions, on y (re)vient précisément, si payante s’avère en effet cette arme de persuasion : surtout quand, après avoir rempli son office, le gros bâton cède au bon moment la place à la juteuse carotte. D’un coup de son légendaire crayon-feutre, Trump démantelait ainsi lundi le dense réseau de restrictions visant la Syrie ; il officialisait en fait une décision annoncée en mai dernier à Riyad, quelques heures à peine avant une rencontre avec le président syrien par intérim Ahmad el-Chareh. Cette mesure de grâce était déjà assortie d’un vif souhait américain de voir Damas rejoindre le clan des disciples d’Abraham : refrain qu’ont repris en chœur, ces derniers jours, les deux stars de la crypto-diplomatie américaine, Steven Witkoff et Tom Barrack, en prenant soin d’y ajouter Beyrouth.
C’est ce même jumelage syro- libanais que vient d’évoquer à son tour le ministre israélien des AE Gideon Saar en soulignant l’intérêt qu’a l’État hébreu à normaliser ses rapports avec ses deux voisins du Nord en excluant cependant toute rétrocession du Golan syrien conquis en 1967 et annexé ; c’est d’ailleurs le même j’y suis j’y reste qu’a asséné l’état-major israélien, à propos des crêtes du mont Hermon occupées de fraîche date sous prétexte de protéger les druzes de Syrie agressés par des bandes incontrôlées.
C’est dire l’aspect assez surréel des pourparlers qui seraient déjà discrètement engagés entre Israël et le régime syrien. Quel président de Syrie (et à plus forte raison un islamiste repenti) aurait-il en effet l’audace et l’ascendant nécessaires pour assumer un abandon du Golan ? Faut-il plutôt croire que Chareh va s’en tenir pour l’instant au plus urgent, c’est-à-dire à la reconstruction matérielle de la Syrie et à sa réinsertion dans le circuit économique international ; qu’il ne s’avancera pas plus loin en attendant un feu vert de ses parrains turcs ; qu’il fera preuve de la même retenue en attendant cette fois la consigne de son bienfaiteur, le poids lourd saoudien, lequel ne se joindra aux accords d’Abraham que si est enfin tracée une voie crédible vers un juste règlement de la question palestinienne ?
Des décennies durant, la Syrie des Assad s’est acharnée à faire du Liban son avant-poste face à Israël en y favorisant l’implantation de la guérilla palestinienne avant de finir par l’occuper. La voici maintenant qui nous devance sur les chemins longtemps interdits de la paix, et que le dossier en souffrance des armes du Hezbollah ne rend que plus hasardeux encore.
Mais Israël lui-même, l’Israël de Netanyahu, Smotrich et Ben Gvir, veut-il réellement de la paix ? En s’emparant des terres d’autrui, en tuant juste pour tuer à Gaza ou en Cisjordanie, ne sème-t-il pas plutôt les graines d’une inextinguible haine ? La question ne souffre plus désormais le lourd silence des pieux prophètes. Et encore moins les faux prophètes : surtout quand le plus puissant de ces derniers (le plus tonitruant aussi !) en vient à se prendre pour Dieu le Père.
Issa GORAIEB