
Le duo de créateurs dans une explosion de couleurs. Photo tirée de leur compte Instagram dsquared2
Ils sont entrés dans la mode comme on entre dans un rêve trop bruyant, trop sexy, trop américain pour Milan… et pourtant. En 1995, Dean et Dan Caten, jumeaux canadiens nés à Toronto, lancent une griffe à leur image : Dsquared2 (deux fois deux au carré). Trois décennies plus tard, ils soufflent les bougies de leur marque dans un monde que leurs jeans déchirés, leurs chemises déstructurées et leur sens du show ont en partie contribué à façonner. « Born in Canada, made in Italy », disaient-ils. C’était plus qu’un slogan : une déclaration d’identité.

Une naissance flamboyante dans un monde de rigueur
Dans les années 1990, la mode italienne est en pleine effervescence. Versace brille encore de tous ses ors. Armani incarne la puissance feutrée. Dans ce décor, l’arrivée de Dean et Dan fait l’effet d’un cocktail explosif renversé sur une chemise blanche. Leur première collection homme, présentée en 1995, est une bombe de denim, de cuir et de torses nus. Madonna les remarque très tôt. Elle les engage pour ses tournées, prête son corps et son aura à leurs créations. Ils revisitent les codes de la virilité avec insolence : bûcheron canadien, cowboy torse nu ou flic gay sorti d’un clip de George Michael. Leurs défilés deviennent des performances à part entière. Sur les podiums, les mannequins dansent, se battent, s’embrassent. Paris observe d’un œil suspicieux. Milan les adopte avec gourmandise.
Le succès est immédiat, d’abord chez les hommes, puis chez les femmes, avec des collections qui jouent sur l’ambiguïté et le double. Le denim devient une obsession, un terrain d’expression, une religion. Les jumeaux imposent leur esthétique comme une langue nouvelle : vêtements portés en trop, en décalé, en dérision.
Ils sont aussi les premiers à parler aux jeunes générations sans complexe. Pas besoin d’être un initié des musées de la mode pour porter du Dsquared2. Il suffit de vouloir être vu, désiré, remarqué. La rue, les boîtes de nuit, les vidéoclips sont leurs podiums secondaires. Rihanna, Justin Timberlake, Lenny Kravitz, Britney Spears, toutes les stars jouent leur jeu.
Mais les frères Caten savent aussi construire une maison : en trente ans, ils ont développé un empire qui va du prêt‑à‑porter au parfum, des lunettes à la déco intérieure, avec une cohérence dans l’exubérance.

Un ADN queer avant la vague inclusive
Là où d'autres maisons ont récemment découvert les vertus marketing de l'inclusivité, Dsquared2 baignait déjà dans cette culture. « C’est avoir tort que d’avoir raison trop tôt », écrit Marguerite Yourcenar, et pourtant. Leur vision du corps masculin, très sexualisée, musclée, tatouée, toujours offerte, n’a certes jamais été anodine. Elle a souvent été critiquée pour ses stéréotypes, mais elle était, en son temps, un acte de résistance joyeuse.
Et puis il y a cette capacité à faire dialoguer les genres, à brouiller les pistes sans prétendre faire de la politique. La politique est dans le geste, dans l'excès, dans le cuir, dans la chemise ouverte jusqu'au nombril.
Pour le 30e anniversaire de la marque, les festivités commencées en février 2025 lors de la Fashion Week milanaise de l’automne-hiver 25-26 se poursuivront dans le même contexte, à l’occasion de la semaine milanaise de la mode masculine du printemps-été 2026, qui débutera le 20 juin. La saison dernière, Dean et Dan Caten avaient déjà fêté avec éclat les 30 ans de leur maison, transformant Milan en théâtre de leur imagination débridée. Dans un immense entrepôt reconverti en boîte de nuit industrielle, les mannequins avaient surgi d’un garage en briques effondrées, monté sur des chariots élévateurs ou extraits d’un chaos organisé de véhicules improbables. Entre blindés militaires, Ford Mustang décapotables, DeLorean argentée et Rolls-Royce vintage, chaque apparition était une scène, chaque look une déclaration. Le défilé, plus proche du spectacle que de la présentation, racontait en filigrane l’histoire des deux créateurs : leur goût pour le cinéma, les excès, le rire et l’ultracontrôle de leur image.
Élevés dans des familles d’accueil
Dans un communiqué intitulé « Dsquared2 puise dans ses racines pour façonner son avenir », les jumeaux avaient à cette occasion levé le voile sur la dimension personnelle de cette célébration. Nés au Canada, élevés dans des familles d’accueil et des foyers, Dean et Dan ont traversé une enfance marquée par l’instabilité et la rigueur du système qui les avait pris en charge. Dsquared2, disent-ils, est né de ce parcours. Un projet de mode, oui, mais surtout un manifeste d’émancipation. Une marque qui raconte comment, à force de volonté et de provocation stylisée, on peut transformer les blessures du passé en moteur de création et, pourquoi pas, en empire de paillettes et de cuir.
Fidèles à leur goût du spectacle et de la mise en scène, Dean et Dan Caten promettent une suite tout aussi explosive au chapitre anniversaire : défilé concept, after-party, clins d’œil à trois décennies de provocations stylistiques et de culture pop. Milan sera encore une fois leur terrain de jeu préféré, et Dsquared2, plus que jamais, l’incarnation d’une mode qui ne s’excuse pas d’être excessive, festive et fièrement irrévérencieuse.

Dsquared2 est aujourd’hui une marque adulte, mais comme ces adultes excentriques qu’on admire pour leur panache. Elle n’a jamais prétendu incarner le bon goût. Elle incarne la liberté d’en faire trop, de cligner de l’œil à la vulgarité tout en travaillant les coupes au millimètre. Et si le monde est devenu plus normé, plus politiquement correct, plus moralisateur, les frères Caten n’en ont cure. Ils continuent, envers et contre tout, à fabriquer des vêtements pour ceux qui aiment s’amuser avec leur image. Trente ans plus tard, Dsquared2 n’a pas changé. Ou plutôt : il n’a pas eu besoin de changer pour rester pertinent. C’est le monde qui, lentement, est venu à lui.
Instagram: dsquared2