Depuis quarante ans – oui, vous m’avez bien entendu, quarante – je me consacre corps et âme, presque avec passion, à une seule chose : faire la vaisselle. Pas à concevoir des tours. Pas à construire des villas de rêve au bord de la mer. Pas à négocier avec des clients persuadés que Photoshop est un logiciel d’architecture. Non, rien de tout cela n’égale la douce et humide sérénité de l’évier de cuisine. Je suis l’homme qui fait la vaisselle. Et j’en suis fier.
Ce n’est pas une corvée. C’est un mode de vie. Une vocation. Un rituel. Un trait de caractère à la limite du diagnostic. Je pénètre dans la cuisine, armé de mes baskets avec un bon soutien plantaire – pour affronter ce niveau de profondeur émotionnelle – et j’affronte la montagne d’assiettes, de fourchettes, de tasses et ce truc indéfinissable qui fut peut-être une spatule dans les années 1980. Certains méditent. D’autres vont en thérapie. Moi, je fixe une poêle graisseuse et j’y cherche le sens de la vie.
Abordons maintenant l’éléphant dans la pièce. Oui, nous avons un lave-vaisselle. Un bijou américain, rutilant, écologique, mode éco activé. On ne l’utilise tout simplement pas. Parce que – comme dans toute maison moyen-orientale qui se respecte – on lui a trouvé un but bien plus noble : stocker les sacs plastiques vides. Des centaines. Chacun attendant ce moment mythique où quelqu’un dira : « Tu n’aurais pas un petit sac pour ça ? » Et quand ce moment arrive ? Ah, on est prêt.
Mais revenons à l’évier. Il y a quelque chose de profondément satisfaisant à utiliser le réservoir d’eau collectif – oui, celui que partage tout l’immeuble – pour laver une cuillère, lentement, méthodiquement, juste parce que je sais que ça privera notre voisine du dessus d’eau pour laver son balcon pour la onzième fois de la journée. Je veux dire, elle cultive du riz là-haut ? Elle anime des séances de yoga aquatique ? Personne ne sait. Personne n’ose demander.
Et pendant que le savon fait son effet, mon cerveau aussi. Il turbine. Il calcule. Il rêve.
Chaque décision importante de ma vie a été prise ici, à l’évier. Le mariage ?
À l’évier. Monter une entreprise ? Évier. Regretter cette entreprise ? Encore évier. Faire semblant d’avoir un appel pour esquiver un déjeuner d’anniversaire avec des gens que je tolère à peine ? Évier aussi.
Je suis un architecte correct. Je peux dessiner un espace qui touchera votre âme et fera pleurer votre mère. Mais le business ? Le business et moi, on a une relation toxique. J’ai lancé des projets qui avaient moins de sens qu’un frigo double porte dans un studio de 20 m². Mais devinez ce qui est resté constant au milieu de tout ce chaos ? Oui – la vaisselle.
Les gens ne comprennent pas. Ils se moquent. « Mais pourquoi tu fais toujours la vaisselle ? T’as pas des assistants, des stagiaires, des robots pour ça ? » Oh, c’est mignon.
Comme si un lave-vaisselle pouvait laver les péchés de mon passé. Comme si un stagiaire pouvait saisir la complexité émotionnelle de cette casserole qu’on a « laissé tremper » depuis 1996.
Faire la vaisselle est mon bouton reset. Ma façon de dire : « La vie est en désordre. Mais je n’ai pas peur de me mouiller les mains pour la remettre en ordre, une assiette à la fois. » C’est tendre la main à un inconnu qui a fait tomber son portefeuille. C’est offrir une place à quelqu’un de fatigué. Un petit geste qui compte dans un monde bruyant. Parce que, que vous soyez milliardaire sirotant un matcha dans une coupe bordée d’or, ou un type qui essaie de faire durer un pot de houmous pour un sandwich de plus, ce sont les petites choses qui comptent. Les actes simples. Les habitudes modestes. La volonté de retrousser ses manches et de nettoyer ce qu’on a sali.
Alors me voilà, architecte le jour, guerrier de l’éponge la nuit. Toujours avec mes mêmes baskets. Toujours en guerre contre l’ennemi (la graisse). Toujours à défendre la pression d’eau de l’immeuble face à la reine des balcons du quatrième. Et franchement ? Je ne voudrais pas qu’il en soit autrement.
Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je viens de me souvenir qu’on a mangé du poulet à midi. Cet évier ne va pas se soigner émotionnellement tout seul.
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