
Des Palestiniens tentent d'obtenir une ration de nourriture chaude dans une cuisine caritative installée sur le campus de l'université islamique dans la ville de Gaza, le 12 mai 2025. Omar al-Qattaa/AFP
Il a fallu deux mois d’un horrible siège israélien sur Gaza depuis la rupture du cessez-le-feu en mars dernier – le refus de nourriture, d’eau et de médicaments, et le bombardement d’hôpitaux – pour sortir quelques États occidentaux de leur torpeur. Trois pays – la France, le Canada et le Royaume-Uni – ont publié le 19 mai une déclaration menaçant de « sanctions ciblées » si Israël ne mettait pas fin à l’expansion des colonies de Cisjordanie, tout en promettant des « actions concrètes » s’il n’arrêtait pas son offensive à Gaza et ne levait pas les restrictions sur l’aide humanitaire. Un jour plus tard, le gouvernement britannique a annoncé qu’il suspendait les négociations avec Israël sur l’élargissement d’un accord de libre-échange, tandis que les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne ont déclaré qu’ils « réexamineraient » l’accord d’association UE-Israël, même s’ils ne prenaient pas de mesures plus strictes pour l’instant.
Même en reconnaissant ce changement significatif dans les attitudes européennes, s’il faut des mois pour parvenir à une décision sur une question aussi élémentaire que la demande de fourniture de nourriture, d’eau et d’aide humanitaire aux Palestiniens de Gaza, il n’est pas surprenant qu’Israël ait été en mesure de perpétrer ce que plusieurs universitaires et chroniqueurs israéliens et internationaux considèrent comme un génocide dans le territoire. Mais Gaza est devenue bien plus que cela : elle est également devenue un hameçon sur lequel les pays du Sud accrochent leur défi à la superstructure politique de l’ordre international libéral de l’après-Seconde Guerre mondiale.
Intentions clairement exprimées
Pour remettre les choses en perspective, il faut savoir que depuis dix-neuf mois, l’une des armées les plus puissantes du monde largue des bombes lourdes sur des zones peuplées principalement de civils démunis et sans-abri, dont la plupart sont des femmes et des enfants. Cela a impliqué, entre autres, l’utilisation d’un programme d’intelligence artificielle, Lavender, censé tuer des agents du Hamas, tout en sachant pertinemment que la majorité des victimes serait des civils. Israël a détruit la plupart des écoles, des universités et des hôpitaux de Gaza, ainsi que toutes les institutions nécessaires à la préservation du tissu social du territoire. L’intention est de procéder à un nettoyage ethnique de la population, contribuant ainsi à résoudre momentanément le désavantage démographique juif auquel Israël est confronté de la part des Arabes qui vivent en son sein, tant dans les territoires occupés qu’en Israël même.
Chaque jour, Israël et ses partisans expliquent que toute la responsabilité doit être attribuée au Hamas, ce qui implique qu’Israël n’a aucune responsabilité morale pour le nombre monstrueux de morts qu’il a causés à Gaza. Il s’agit d’une tactique de diversion commode qui ne tient pas compte des préférences israéliennes de longue date pour ce territoire. Certes, on peut jeter l’opprobre sur le Hamas pour les atrocités du 7-Octobre, mais l’organisation a aussi donné à Israël l’occasion de faire ce que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et ses alliés d’extrême droite appellent de leurs vœux depuis longtemps : vider la Palestine de ses habitants légitimes.
Cette réflexion était déjà à l’ordre du jour dès les débuts de l’occupation israélienne. Fin octobre 2023, deux semaines seulement après l’attaque du Hamas, des organes de presse ont publié un document préparé par le ministère israélien du Renseignement examinant les options envisagées par l’État hébreu. Les autorités l’ont qualifié de « document de réflexion », confirmant indirectement son authenticité. Ces options comprenaient « l’évacuation de la population de Gaza vers le Sinaï » et « la création d’une zone stérile de plusieurs kilomètres à l’intérieur de l’Égypte et l’interdiction pour la population de reprendre ses activités ou de résider près de la frontière israélienne ». Par conséquent, l’expulsion des habitants de Gaza était déjà à l’époque au premier plan des préoccupations officielles.
Toujours en octobre 2023, Giora Eiland, ancien chef du Conseil national de sécurité israélien, a décrit les choix d’Israël de la manière suivante. Israël doit « créer les conditions dans lesquelles la vie à Gaza devient insoutenable », écrit-il, afin que « l’ensemble de la population de Gaza se rende en Égypte ou dans le Golfe ». En fin de compte, Gaza doit « devenir un endroit où aucun être humain ne peut exister... ». Peu d’Israéliens ont anticipé avec autant de justesse les ravages d’Israël à Gaza.
Étant donné que les Israéliens ont clairement exprimé leurs intentions et que la plupart des grands pays occidentaux n’ont rien fait pour les en empêcher, et ont même continué à armer Israël, il n’est pas surprenant que ces pays soient confrontés à une réaction mondiale légitime contre leurs actions, ou leur inaction. En outre, ils n’ont généralement pas réussi à stopper les attaques d’Israël contre les institutions qui sont les piliers d’un ordre international fondé sur des règles – les Nations unies et ses organes, la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale – ou ont même contribué à leur marginalisation.
Déshumanisation implicite
Tout le monde peut constater que le droit international et les valeurs humanitaires sont dénués de sens pour de nombreux gouvernements occidentaux lorsqu’ils sont en contradiction avec leurs intérêts et leurs alliances. Nous le savions, bien sûr, mais Gaza a fait monter cette prise de conscience d’un cran qualitatif, en imposant la question du pourquoi ? Comment se fait-il que les Ukrainiens aient pu bénéficier de la sympathie de l’Occident et être accueillis à bras ouverts après l’invasion russe en 2022, alors qu’environ un million de migrants asiatiques et arabes en 2015, et maintenant plus de deux millions de Gazaouis, sont incapables de partager une telle faveur ?
J’ai posé cette question dans un article publié dans Diwan en 2022, je répugnais à attribuer le double standard occidental au racisme, arguant que le racisme était présent partout et que le recours à cette explication ne nous apprenait pas grand-chose. Cependant, au cours des conversations de l’année écoulée sur Gaza, en observant la volonté de nombreuses personnes dans les sociétés occidentales d’accepter, ou de détourner les yeux, des niveaux toujours plus élevés de barbarie israélienne, en voyant avec quelle efficacité Israël a réduit au silence toute condamnation en Occident, en qualifiant ses critiques d’« antisémites », je ne suis plus aussi sûr que le chèque en blanc pour les meurtres de masse à Gaza n’ait pas été lié en partie à cet aspect. Seule la déshumanisation d’un peuple entier peut expliquer la permissivité de l’Occident face à un tel outrage, et la seule chose qui explique cette déshumanisation est que les Palestiniens sont considérés comme étant moins habilités à bénéficier des droits universels appliqués aux autres.
À la lumière de cette situation, comment peut-on encore accepter le langage des normes et des valeurs internationales lorsqu’il émane de dirigeants occidentaux ? N’est-ce pas ce que de nombreuses voix du Sud disent depuis des décennies, à savoir qu’un tel discours est hypocrite et cache un programme d’hégémonie, qui accorde un pouvoir énorme aux gardiens autoproclamés de l’acceptation internationale ? Pourtant, les valeurs universelles ont un sens et doivent être préservées, ce qui explique pourquoi Gaza a été un tel naufrage pour ceux qui, aux États-Unis et en Europe, prétendent incarner le mieux les valeurs libérales et les droits de l’homme.
Cela ne veut pas dire que les dirigeants des pays du Sud se réveillent le matin en pensant à Gaza. En effet, certains pays importants de cette catégorie géopolitique, comme l’Inde, ont approuvé les actions d’Israël. Mais ils se réveillent souvent en pensant aux États-Unis et à l’Europe, qui n’ont cessé de leur faire la leçon sur la manière dont ils devraient se comporter, ou qui ont cherché à modifier leurs actions pour les aligner sur les priorités occidentales. Les critiques émanant de l’extérieur peuvent même souvent être justifiées. Cela dit, avec l’évolution de Gaza, la marge de manœuvre des pays du Sud pour renverser la vapeur et dénoncer leurs inquisiteurs occidentaux comme des hypocrites s’est accrue de manière exponentielle.
Lors de son dernier discours devant le Congrès américain, en juillet 2024, et après avoir été ovationné 58 fois, M. Netanyahu a eu le toupet de dire qu’Israël « se bat sur la ligne de front de la civilisation » dans un affrontement « entre la barbarie et la civilisation ». Cela suscite deux réflexions. Premièrement, aucun pays occidental n’a fait plus de tort aux valeurs de l’Occident – ou à ce que Netanyahu appelle la « civilisation » – qu’Israël, qui a réussi, d’une manière ou d’une autre, au cours des six dernières décennies, à poursuivre au vu et au su de tous une occupation militaire illégale, cruelle et répressive de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, avec à peine un gémissement de protestation de la part des États-Unis et de la plupart des pays européens. Deuxièmement, en présentant sa dichotomie intéressée, le Premier ministre israélien a dû mettre dans l’embarras ses timides alliés occidentaux, en les impliquant indirectement dans ses crimes à Gaza.
Le mal est fait. Gaza représente un point critique dans la décomposition des principes libéraux internationalistes occidentaux. Mais personne n’aurait pu s’attendre à ce que de tels principes survivent longtemps une fois que leurs promoteurs ont commencé à les appliquer de manière aussi sélective.
Ce texte est disponible en anglais sur « Diwan », le blog du Malcom H. Kerr Carnegie MEC.
Par Michael YOUNG
Rédacteur en chef de « Diwan ». Dernier ouvrage : « The Ghosts of Martyrs Square: an Eyewitness Account of Lebanon’s Life Struggle » (Simon & Schuster, 2010, non traduit).
Tout cela est vrai MAIS les opinons publiques occidentales sont traumatisées depuis longtemps par les attentats islamistes et par méconnaissance est tentée par l’amalgame. Les plus anciens se souviennent aussi des attentats de Munich. Il aura fallu du temps pour que les opinions publiques occidentales attachées à l’existence d’Israel s’aperçoivent de la réalité des exactions du gouvernement Netaniaou. Les prises de conscience prennent forcément du temps. Et comme toujours les extrêmes se répondent et se confortent. Rien ne sert d’accuser l’occident mieux vaut l’encourager à ouvrir les yeux !
21 h 39, le 30 mai 2025