Des habitants de Gaza déplacés marchent vers la ville de Gaza le 27 janvier, lorsqu'Israël a rouvert l'accès au nord du territoire. Photo d'illustration : Archives AFP
La récente tournée moyen-orientale de Donald Trump, accueilli en héros dans les capitales des pétromonarchies malgré l’ampleur des massacres en cours à Gaza, rendus possibles par les armes et les munitions américaines, a apporté son lot de surprises. Le prince héritier saoudien, Mohammad ben Salmane, est parvenu à convaincre le président américain de lever les sanctions visant la Syrie, grâce notamment à des milliards de dollars de contrats signés. Un acte bénéfique pour les Syriens et la relance de l’économie du pays… Mais quel sera le prix à payer concernant Gaza ?
Sur ce sujet, le président américain a ravivé l’idée d’une occupation américaine de la bande de Gaza, et évoque désormais un plan visant à déplacer un million de Gazaouis. Voilà où nous en sommes : dans un monde où la levée de sanctions, qui n’ont plus lieu d’être depuis la chute d’Assad – sauf à prolonger l’agonie du peuple syrien –, peut être monnayée contre des milliards et où tout devient potentiellement négociable, y compris le déplacement d’un peuple.
Si, après le nettoyage ethnique de Gaza commis au nom de l’attaque terroriste du 7-Octobre, Donald Trump se permet des déclarations appelant ouvertement à la déportation massive de la population gazaouie, ce n’est que la suite logique – et tragique – d’un monde basculé dans l’ère tyrannique de la force sans justice. Une ère que l’on pourrait qualifier d’ère du cynisme, qui s’est imposée doucement mais sûrement au fil des décennies.
L’invasion américaine de l’Irak constitue sans doute le tournant majeur du monde post-guerre froide. Les États-Unis, vainqueurs incontestés de cette période, ont tenté de jouer les gendarmes planétaires. Cette hégémonie avait permis de faire taire les armes, comme lors de l’intervention en Bosnie-Herzégovine sous l’égide de l’OTAN. Les accords d’Oslo avaient même nourri l’espoir d’une paix entre Israéliens et Palestiniens dans l’un des conflits les plus emblématiques du XXe siècle, enraciné dans l’héritage colonial et exacerbé par la guerre froide sur le terrain moyen- oriental. Le monde semblait alors s’orienter vers une mondialisation assortie d’une certaine stabilité, où les grands conflits semblaient appartenir au passé.
Culture d’impunité
Mais au début du XXIe siècle, deux événements majeurs vont bouleverser cet ordre : le 11 septembre 2001 et le retour brutal de la guerre en Tchétchénie, déclenchée par la seule volonté de Vladimir Poutine. Ce dernier a su instrumentaliser le traumatisme du 11-Septembre pour mener une guerre de terreur contre les civils tchétchènes, sous prétexte de lutte antiterroriste. Le silence de l’Occident face à la brutalité de l’armée russe en Tchétchénie était assourdissant. D’autant plus que, dans le même temps, les pays occidentaux se rendent eux-mêmes coupables de crimes de guerre et de violations graves du droit international dans leur propre « guerre contre le terrorisme ».
L’invasion de l’Afghanistan pouvait se justifier par l’attaque du 11-Septembre préparée par al-Qaïda en Afghanistan ; celle de l’Irak, non. Elle reposait sur des mensonges, notamment la présence d’un programme d’armes chimiques pouvant menacer la sécurité américaine. Les conséquences humaines de ces conflits qui n’ont pas été précisément établies, sont catastrophiques. Le mépris pour les victimes civiles, qui se comptent par centaines de milliers, a durablement abîmé l’idée selon laquelle les démocraties se soucieraient davantage des vies humaines. Quant à la guerre de Poutine en Tchétchénie, elle a marqué le début d’une stratégie militaire fondée sur la barbarie ciblée contre les civils. Cette méthode se reproduira, de Grozny à Alep, et désormais à Gaza.
Ces conflits n’ont pas seulement été meurtriers : ils ont aussi affaibli le droit international, favorisant une culture d’impunité que de nombreux autocrates sauront exploiter. Le printemps arabe viendra accélérer cette tendance. L’absence de réaction face aux crimes de plus en plus féroces des régimes autoritaires va normaliser une barbarie autrefois inacceptable. Et l’intervention en Libye, pourtant légitime pour éviter un massacre à Benghazi, sera détournée de son sens pour alimenter les discours contre l’ingérence.
L’instabilité post-Kadhafi, fruit de décennies de tyrannie et du sabotage des forces contre-révolutionnaires soutenues par des régimes comme ceux de Poutine ou Mohammad ben Zayed, président des Émirats arabes unis et fer de lance de la vague contre-révolutionnaire arabe, est injustement attribuée à cette intervention occidentale. Pendant ce temps, l’intervention militaire de la Russie et de l’Iran en Syrie est présentée comme « légitime », simplement parce qu’elle a reçu l’aval d’un président sans légitimité, Bachar el-Assad, héritier d’un pouvoir usurpé par son père en 1970.
Point de bascule
Les crimes d’Assad en Syrie ont constitué un point de bascule. À chaque massacre, chaque bombardement d’hôpitaux ou usage d’armes chimiques, nous pensions avoir atteint l’indicible – mais rien ne s’est passé. L’inaction est devenue la norme. La barbarie s’est imposée comme nouveau standard des guerres modernes, et nos sociétés s’y sont habituées, comme la grenouille dans une marmite dont on élève la température lentement jusqu’à ébullition.
Ce glissement s’est fait avec la complicité de forces pourtant dites progressistes. N’est-ce pas le président Obama qui a renié sa propre « ligne rouge » en Syrie ? N’est-ce pas son administration qui a empêché une exposition au Sénat des photographies de César, ce déserteur de l’armée syrienne ayant documenté les milliers de morts sous la torture dans les prisons syriennes ? N’est-ce pas l’administration Biden qui a offert un soutien quasi inconditionnel à Netanyahu, facilitant le nettoyage ethnique de Gaza ?
Nous voilà en 2025. Le monde a glissé vers la Realpolitik comme norme absolue. Le droit international est supplanté par la loi du plus fort. Donald Trump, dans sa version 2.0, peut sans sourciller présenter un projet de « Riviera à Gaza », en oubliant que ce territoire abrite 2,3 millions de Palestiniens, dont 70 % sont des réfugiés des territoires israéliens. Et l’Europe, berceau des Conventions de Genève, se montre incapable d’assumer son rôle historique.
Les crimes de guerre d’Israël, visant ouvertement les civils sous prétexte de l’attaque du 7-Octobre et de la question des otages, sont désormais justifiés et assumés par une majorité de courants politiques. Ce n’est plus l’apanage d’une frange radicale, mais d’un consensus rampant, qui tolère, voire défend, l’indéfendable. C’est dans cette banalisation de l’horreur que s’incarne la transformation profonde de notre époque.
L’Europe déçoit là où elle était attendue après la rupture initiée par Trump. Son incapacité à s’affirmer face aux crimes en Ukraine comme à Gaza, son discours légaliste déconnecté d’une réelle volonté d’agir, posent la question de sa survie comme union politique cohérente. Peut-elle résister à cette ère du cynisme ? Le Brexit fut un avant-goût. Les nationalistes manipulent les peurs et les mensonges avec efficacité, et les démocraties libérales n’ont pas su faire face à l’explosion des réseaux sociaux, à la désinformation de masse, à la haine devenue virale.
La parole s’est libérée de toute règle morale, déshumanisant en profondeur les sociétés, et générant des menaces imaginaires – « wokisme », migrants, minorités – qui détournent l’attention des vrais périls. Cette déshumanisation n’est pas sans lien avec ces guerres d’une barbarie inouïe, qui ont profondément modifié le rapport à l’autre, à sa souffrance, à son agonie. La mort de près de 30 000 personnes dans la mer Méditerranée au cours de ces dix dernières années émeut peu ; nos sociétés tolèrent même aujourd’hui que certaines organisations cherchent à entraver les opérations de sauvetage en mer... Et des milliardaires financent des prédicateurs de haine via leur emprise médiatique, les éditocrates attisent les divisions, et la France n’est pas en reste.
C’est ainsi que s’ouvre pleinement l’ère du cynisme : un monde d’alliances opportunistes, où le droit n’est qu’un slogan, et la force, la seule boussole. Gaza, comme la Cisjordanie, risque de disparaître sous les coups de deals géopolitiques cyniques. Rien ne semble pouvoir stopper Netanyahu, qui élargit désormais son offensive militaire à la Syrie. Assis sur une montagne de cadavres à Gaza, il ose prétendre agir en défense de la minorité druze, risquant ou souhaitant, plonger le pays dans un nouveau cycle de violence.
C’est une logique d’écrasement des plus faibles au profit d’intérêts financiers, de paix factices imposées par les bombes et de cessez-le-feu décrétés en vue de projets immobiliers. Une stratégie peut être « efficace » à court terme, mais incapable d’effacer la mémoire des peuples.
De Gaza à l’Ukraine, ils n’oublieront pas.
Par Firas KONTAR
Opposant et essayiste syrien. Dernier ouvrage : « Syrie, la révolution impossible » (Aldeïa, 2023).
Mais si qu'ils oublieront mais pas de notre vivant ni du leur
12 h 53, le 07 juin 2025