Critiques littéraires Critique

La fin du monde est toujours en train de survenir quelque part

La fin du monde est toujours en train de survenir quelque part

D.R.

Comment survivre sous un régime totalitaire ? Deux solutions extrêmes s’offrent à l’individu : soit sortir de soi pour s’identifier pleinement – extatiquement – au pouvoir en place  ; soit, au contraire, se replier hermétiquement sur soi-même, et faire de son intériorité une prison close d’où rien ne s’échappe. C’est cet enfermement intérieur, au moment où le monde se défait et où le pire advient, que dépeint Le Chant du prophète, roman dystopique qui a valu à son auteur irlandais, Paul Lynch, le Booker Prize 2023.

Nous sommes à Dublin, à l’époque présente ou dans un avenir très proche. À la suite d’une crise politique majeure, le parti au pouvoir – le National Alliance Party – a proclamé l’état d’urgence et suspendu les droits civiques. Un soir, Eilish Stack, microbiologiste et mère de quatre enfants, ouvre la porte à deux agents de la police secrète venus interroger son mari, Larry, enseignant et leader syndical. Celui-ci n’est pas encore rentré chez lui. Or, quelques jours plus tard, lors d’une manifestation organisée par son syndicat, Larry disparaît, comme plusieurs autres manifestants. Eilish ne retrouve aucune trace de lui  ; les autorités, quant à elles, nient détenir la moindre information sur son sort.

Commence alors, pour elle et pour le pays, une descente aux enfers aussi rapide qu’implacable. La répression se durcit, l’information est de plus en plus contrôlée, ceux dont la loyauté envers le nouveau régime est suspecte sont licenciés de leur travail, les arrestations et disparitions se multiplient sous le couvert d’une propagande insidieuse, la guerre civile éclate, les bombardements aériens deviennent quotidiens, et Eilish, de plus en plus angoissée, perdue dans le tourbillon de ses pensées cauchemardesques, ne sait plus que faire. Faut-il s’enfuir, quitter le pays, comme sa sœur, qui vit au Canada, ne cesse de le lui recommander ? Ou bien faut-il attendre, car, comme elle le dit à sa fille, sans vraiment y croire, « la situation ne va pas s’éterniser, on ne vit pas dans un recoin perdu de la planète, la communauté internationale négociera un règlement du conflit… » ?

L’une des originalités de ce roman réside dans le fait que toute la dimension « politique » du récit demeure très floue. L’état d’urgence n’est jamais expliqué, et la crise qui a conduit à sa proclamation reste une sorte de vide. Il y a bien entendu deux camps qui s’opposent : les partisans du nouveau régime et le reste de la population (et puis, plus tard, les rebelles)  ; cependant, l’enjeu réel, concret, de ce conflit n’est guère précisé. C’est comme si Paul Lynch avait voulu créer une sorte d’allégorie susceptible d’entrer en résonance avec des évènements qui secouent aujourd’hui de nombreuses régions du monde.

D’ailleurs, dans un entretien datant de 2023, l’auteur affirme à propos de son roman : « J’essayais de voir clair dans le chaos moderne : les troubles au sein des démocraties occidentales, le problème syrien – l’implosion d’une nation tout entière, l’ampleur de la crise des réfugiés, et l’indifférence de l’Occident. » L’invasion de l’Ukraine n’avait pas encore eu lieu, ni la guerre à Gaza. Et pourtant, Le Chant du prophète semble déjà les évoquer l’une et l’autre, tout comme il annonce la montée de l’autoritarisme aux États-Unis sous le mandat actuel de Trump.

En laissant délibérément floue la dimension « politique », Paul Lynch se concentre sur le privé : il emprisonne le lecteur dans la conscience d’Eilish. C’est à travers ses yeux qu’on perçoit son monde qui se désintègre, qui s’effrite. Elle essaie de se concentrer sur son travail, ses tâches domestiques, les besoins de ses enfants  ; elle tente de ne pas trop penser à son mari disparu, à son fils aîné parti rejoindre les rebelles  ; mais une angoisse suffocante infiltre chacune de ses pensées. Et c’est surtout par ses choix stylistiques que Paul Lynch parvient à nous faire ressentir l’enfermement d’Eilish dans une panique constante, insoutenable, asphyxiante : des blocs de prose s’étirant sur plusieurs pages sans le moindre paragraphe, instaurant une atmosphère de claustrophobie  ; des phrases souvent très longues où se mêlent dialogues, monologues intérieurs et descriptions dans un même élan d’angoisse affolée. C’est bel et bien une vision de la fin du monde – mais filtrée par une conscience singulière. « À chaque moment, pense Eilish dans l’un de ses monologues intérieurs, le monde s’achève en un lieu et nulle part ailleurs, la fin du monde est toujours un événement circonscrit, elle arrive dans votre pays, entre dans votre ville et frappe à votre porte, mais elle n’est pour les autres qu’une vague menace, un bref compte rendu dans un bulletin d’information… »

Le Chant du prophète de Paul Lynch, traduit de l’anglais par Marina Boraso, Albin Michel, 2025, 304 p.

Comment survivre sous un régime totalitaire ? Deux solutions extrêmes s’offrent à l’individu : soit sortir de soi pour s’identifier pleinement – extatiquement – au pouvoir en place  ; soit, au contraire, se replier hermétiquement sur soi-même, et faire de son intériorité une prison close d’où rien ne s’échappe. C’est cet enfermement intérieur, au moment où le monde se défait et où le pire advient, que dépeint Le Chant du prophète, roman dystopique qui a valu à son auteur irlandais, Paul Lynch, le Booker Prize 2023.Nous sommes à Dublin, à l’époque présente ou dans un avenir très proche. À la suite d’une crise politique majeure, le parti au pouvoir – le National Alliance Party – a proclamé l’état d’urgence et suspendu les droits civiques. Un soir, Eilish Stack,...
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