Critiques littéraires

Mémoire sereine

Mémoire sereine

© Jacques Basse

Mon pays, la braise et la brûlure de Tahar Bekri, Asmodée Edern, 2025, 64 p.

Mon pays : les grammairiens ont depuis longtemps rappelé que la relation d’appartenance n’est assurément pas la possession. Ce n’est pas le pays qui est appartenu, c’est pourtant le poème qui (s’)identifie à une terre, à des êtres, à des lieux, aux reflets des histoires, aux villes, aux paysages, recueillis dans l’enfance et sublimés par l’exil et le bannissement.

Toute l’œuvre du poète Tahar Bekri depuis Les Laboureurs du soleil (1983) dit l’amour sans rémission pour la Tunisie, parfois de façon allusive, mais plus sûrement directement, comme dans Je te nomme Tunisie (2011) ou Chants pour la Tunisie (2023), inspirés en partie par les événements dramatiques qui secouent le pays pendant ces années. La célébration de la Tunisie est inscrite dans l’évocation des paysages, des sensations ou les traces récurrentes des deux pôles fondateurs, l’enfermement du poète à la prison de Bordj Erroumi, ou bien le regard projeté depuis sa résidence estivale au Pouldu, en Bretagne, sur l’île de Groix où Habib Bourguiba fut un temps, en résidence surveillée, à la veille de l’Indépendance. Le premier poème de Chants pour la Tunisie commençait ainsi : « Je te porte / Tunisie / Comme le nuage ses pluies », suivi par une succession d’images en forme de comparaison. Dans le recueil récent, le nom n’est pas nécessaire, et les trois premiers poèmes reprennent le même verbe « porter », dont le sens varie, désignant tout à la fois la préhension, le soulèvement, le soutien, et de façon réversible : « Je te porte / Pays / Loin des feux belliqueux et incendiaires », « Je te porte pays / Haute vague dans les flots des mémoires », qui devient dans le troisième poème « Tu me portais / Pays / Sur les bancs de l’école ».

La seconde partie du titre, « la braise et la brûlure », élargit la portée des poèmes. Ce ne sont pas les événements qui déterminent les poèmes, mais bien l’empan d’une vie consacrée à l’ardeur poétique, et qui se manifeste également comme l’espace intérieur de la mémoire. Ce recueil trace ainsi la géographie biographique du poète. Il évoque les villes qui sont associées à des souvenirs d’enfance : l’oasis de Gabès et la maison familiale, au « citronnier / À l’entrée du jardin », à la présence joyeuse du grand-oncle. La maison se referme sur la douleur aussi : « Tu avais onze ans et mille peines / Mère décédée et palmeraie quittée ». Le moment est associé à la crise de Bizerte qui a été le dernier et tragique moment de la décolonisation française : « Bizerte est à nous / (…) Lancinante terre nôtre te dirais-je / Cet été n’était pas une saison ». Bizerte est aussi la ville de l’emprisonnement.

De retour d’exil, le poète retrouve l’oasis de Gabès. Tout est alors dévastation, poussière, l’eau est partie. On ne revient jamais dans le pays de l’enfance. Il est désormais tout intérieur. Ce sont aussi toutes les villes où le père, qui travaille aux chemins de fer, est en poste. Sousse est une des étapes où, depuis longtemps, on charge sur les bateaux les immenses balles d’alfa, plante rêche, transportée depuis les steppes, et qui est transformée en surface soyeuse : « Ô cellulose devenue beau papier / Souviens-toi / Des mains rugueuses en sang ». Il y a chez ce poète une manière élevée de rappeler le temps colonial ainsi que l’exploitation sociale, et que le livre lui-même est dépendant de celle-là. Dans un autre poème, Sousse est un monde de sensations, du goût, de l’odorat et du toucher. C’est aussi le lieu et le moment d’une mélancolie qui fait presque suffoquer l’être : « Essuyer tes larmes calmer la boussole qui s’affole ». Dans la mémoire, chaque ville porte en elle bonheur et contrariété. Ainsi Tabarka, célébrée pour son festival de jazz, mais aussi « les vagues longtemps prisonnières ».

Car il a fallu changer de lieu et de direction. C’est l’évocation des temps de lutte, et le poème motive de nouveau le titre du recueil : « Je te portais pays / Braise et cendre tout feu brûlant / Ma flamme luttait pour ne pas s’éteindre ». Le dialogue poétique entre soi et soi, entre je et tu qui est aussi le pays, tisse et détisse les liens et la relation : « Comment garder ta plume libre / Et ne pas caresser la peau lisse et servile / De l’hippopotame ? / Il te faudra partir ». L’exil, riche de rencontres, riche de moments inscrits dans la mémoire, refuse le silence : Groix, Paris, Collioure… sont autant de repères mémoriels de l’accomplissement poétique. Ce n’est pas le moindre paradoxe de la poésie de Tahar Bekri que la forme souvent ramassée du poème, à la densité de l’éclat, participe à l’ampleur sereine qui émane du recueil tout entier. Et les derniers mots brillent alors d’une clarté apaisée qui donne sens à la célébration de la mémoire, par une écriture tout à la fois exigeante et limpide : « Le monde est une merveille ».

Mon pays, la braise et la brûlure de Tahar Bekri, Asmodée Edern, 2025, 64 p.Mon pays : les grammairiens ont depuis longtemps rappelé que la relation d’appartenance n’est assurément pas la possession. Ce n’est pas le pays qui est appartenu, c’est pourtant le poème qui (s’)identifie à une terre, à des êtres, à des lieux, aux reflets des histoires, aux villes, aux paysages, recueillis dans l’enfance et sublimés par l’exil et le bannissement.Toute l’œuvre du poète Tahar Bekri depuis Les Laboureurs du soleil (1983) dit l’amour sans rémission pour la Tunisie, parfois de façon allusive, mais plus sûrement directement, comme dans Je te nomme Tunisie (2011) ou Chants pour la Tunisie (2023), inspirés en partie par les événements dramatiques qui secouent le pays pendant ces années. La célébration de la...
commentaires (0) Commenter

Commentaires (0)

Retour en haut