Critiques littéraires Critique

May, ou comment vieillir avec les spectres de Beyrouth

Comme on cherche à toucher le fond pour mieux atteindre au sublime, le septième roman de Najwa Barakat oscille entre deux temps, celui du lecteur qui assiste à la vie quotidienne de May s’observant sans cesse, et les retours au passé dictés par une présence étrangère sécrétée par sa matière cérébrale vermoulue.

May, ou comment vieillir avec les spectres de Beyrouth

D.R.

Avec L’Absence de May (ou Ghaybat May, en arabe), Najwa Barakat signe son septième roman, sur fond d’un Beyrouth dystopique. L’histoire de May, une femme seule qui observe, à 84 ans, la déchéance de son corps et le déclin de son cerveau, est d’un réalisme qui touche à la cruauté, quand surviennent la débâcle des sphincters et les ruses de la mémoire. L’écriture de Najwa Barakat s’en va ensuite rincer dans la poésie une plume qui trempe presque malgré elle dans les humeurs et les déjections. Comme on cherche à toucher le fond pour mieux atteindre au sublime, le roman oscille entre deux temps, celui du lecteur qui assiste à la vie quotidienne de May s’observant sans cesse, inquiète du moment où ses moyens l’abandonneront, et les retours au passé dictés par une présence étrangère sécrétée par sa matière cérébrale vermoulue.

De son 9e étage, réveillée aux aurores par un sommeil capricieux, May observe la ville, les toits transformés en remises, ou plutôt en décharges pour objets déchus, et entend des bruits étranges. Un chat, ou plutôt une chatte, a élu domicile sur sa terrasse. Si elle consent à l’héberger, elle refuse de s’y attacher et ne lui donne même pas de nom. La bête sera abreuvée et nourrie, mais n’aura pas accès à l’intérieur de l’appartement. Ainsi en a décidé la vieille dame, mère de deux jeunes hommes jumeaux qu’elle s’est tout également refusée à aimer, au sens dévorant de l’amour maternel. Les garçons sont partis, ont fait de belles carrières et veillent sur elle de loin. Tout au long de la crise bancaire, ils se sont assurés qu’elle ne manque jamais de rien, payant généreusement les services de Youssef, le concierge syrien et de Chamili, la femme de ménage sri-lankaise. May, cependant, n’aurait pas dû se trouver dans le besoin. Son mari, médecin, lui a laissé de quoi vivre une retraite décente. Mais les banques libanaises ont scandaleusement retenu les dépôts de leurs clients, leur accordant des retraits ridiculement bas sur les économies de toute une vie. On verra avec jubilation la fière May se rendre chez son banquier avec sa canne à pommeau d’ivoire, l’écouter placidement débiter les mêmes vaines excuses et, en sortant, d’un geste brusque et inattendu, renverser sur l’ordinateur et la table le café réservé aux clients privilégiés. Avec panache, elle demande à ce que les dégâts occasionnés soient remboursés « de son propre compte ».

La maladie de la chatte, disparue subitement et retrouvée agonisante, l’apparition d’une inconnue dans l’appartement vont faire glisser le récit dans une autre dimension. Nous voilà dans les souvenirs de May ou de sa jeune émanation assise sur le canapé du salon. L’écume de la mémoire douloureuse qui affleure parle d’ « elle », hia. Une jeune femme orpheline de mère, adulée par son père et ses tantes, choyée, épanouie, passionnée de théâtre. Repérée dès l’école pour son talent prometteur, elle va monter sur scène et tomber dans les griffes d’un pervers narcissique. Il l’exploite, elle se laisse faire, intoxiquée d’amour. Merveille du récit de cette chute où Najwa Barakat offre à son héroïne un rôle dans La Voix humaine de Cocteau et appelle à son secours Phèdre et Andromaque, Frida Kahlo et son « porc » de Diego Rivera tel qu’elle le décrit dans sa lettre de rupture. Rien n’est plus commun qu’une déception amoureuse et en même temps rien n’est plus singulier. Celle-ci va connaître un tournant dramatique qui explique le trou de sept ans dans la vie de May. Et qu’adviendra-t-il de ces « seconds rôles » si bien incarnés, Youssef, Chamili et la chatte sans nom ? Que feront les jumeaux, ces lointains pourvoyeurs, quand May, arrivée au dernier acte de sa vie, prépare une sortie de scène à la hauteur de son panache ?

Naviguant sur la gamme des émotions, du poignant au désopilant, Najwa Barakat maîtrise à merveille cette « inaccessible facilité » ou « al-sahl al-mumtani‘ », graal de la littérature arabe. Si présente dans ses absences et ses failles, May a quelque chose de ce Beyrouth qu’elle traverse dans ses heurs et surtout ses malheurs et son amnésie volontaire. À travers elle, la ville devient femme. Résistante, résiliente, elle ne renonce à aucun moment à sa dignité. Comme May, elle se laisse abuser en ces machistes années 60 qui ont vu les beaux jours du théâtre libanais, jusqu’au réveil de sa propre violence. La suite appartient au lecteur à qui l’on envie déjà ce bonheur de lecture.

Ghaybat May (L’Absence de May) de Najwa Barakat, Dar Al-Adāb, 2025, 223 p.

Avec L’Absence de May (ou Ghaybat May, en arabe), Najwa Barakat signe son septième roman, sur fond d’un Beyrouth dystopique. L’histoire de May, une femme seule qui observe, à 84 ans, la déchéance de son corps et le déclin de son cerveau, est d’un réalisme qui touche à la cruauté, quand surviennent la débâcle des sphincters et les ruses de la mémoire. L’écriture de Najwa Barakat s’en va ensuite rincer dans la poésie une plume qui trempe presque malgré elle dans les humeurs et les déjections. Comme on cherche à toucher le fond pour mieux atteindre au sublime, le roman oscille entre deux temps, celui du lecteur qui assiste à la vie quotidienne de May s’observant sans cesse, inquiète du moment où ses moyens l’abandonneront, et les retours au passé dictés par une présence étrangère sécrétée par sa...
commentaires (0) Commenter

Commentaires (0)

Retour en haut