
© J.-F. Paga / Grasset
«C’est une jouissance peut-être, mais une jouissance qui abîme ». Dan Lehman, ancien président de la République, définit en ces termes son expérience du pouvoir face au dictaphone auquel il confie ses pensées, ses souffrances, et sa solitude d’alcoolique. Le dernier roman de Karine Tuil, La Guerre par d’autres moyens (Gallimard, 2025) met en scène le face-à-face d’un ancien homme d’État avec le vide existentiel qui suit des années de notoriété. Autour de lui, sa nouvelle femme, Hilda, une actrice de 40 ans, avec laquelle il ne partage déjà plus rien, et son ex-femme, Marianne, qu’il regrette d’avoir quittée. L’écriture dense et incisive de la romancière tisse les rouages de la cruauté du pouvoir, de l’invisibilisation des femmes à la cinquantaine, et de la question de leur statut dans la société.
Un événement fondateur a-t-il donné l’impulsion de ce récit ?
La chose politique m’a toujours intéressée, et j’ai préparé pendant mes études une thèse sur la règlementation des campagnes électorales. Il y a quelques années, ma route a croisé celle de deux anciens présidents de la République, et de personnalités du monde politique qui avaient quitté le pouvoir. J’ai écrit les dix premières pages du livre dans un surgissement qui en dit beaucoup sur l’énigme que représente l’acte même d’écrire. En me relisant, je les ai trouvées habitées, nerveuses, il y avait une voix, et je crois que c’est ce que l’on recherche en littérature. Cette voix, c’était Dan Lehman, qui a quitté le pouvoir un an auparavant et qui raconte ce que représente l’après-pouvoir pour lui, et les relations avec ses proches.
Après son échec de renouvellement de mandat présidentiel, Lehman connaît un temps douloureux, il est confronté à un vertige insoutenable. On n’est jamais préparé ni à l’accession du pouvoir ni à sa perte. Ce texte est le produit de plus de 20 années d’observation dans les sphères que je décris, et notamment dans certaines sphères de pouvoir. Je voyais bien la façon dont l’entourage se comportait, comment vous êtes jugé en fonction de votre classe sociale, de l’intérêt que vous pouvez incarner. Lors d’un déjeuner d’écrivains à l’Élysée, François Hollande m’a dit qu’il y aurait un livre à écrire sur « la solitude du pouvoir », la solitude dans la prise de décision, le fait qu’on peut difficilement se confier…
Pourquoi et comment avez-vous choisi d’explorer cette solitude spécifique ?
On n’a pas accès au réel intime des anciens présidents de la République. Les mémoires qu’ils publient après avoir quitté la fonction restent essentiellement élaborés autour de leur réussite professionnelle, rarement sur leurs états d’âme. J’ai souhaité explorer cette facette-là, en dévoilant le réel intime du personnage par le biais de l’enregistrement sur un dictaphone. J’avais lu que Nixon procédait ainsi et j’ai pensé que c’était très intéressant d’un point de vue romanesque d’entraîner mon lecteur dans la tête de cet ancien président.
Je voulais qu’il ait une faille, et l’idée qu’un homme aussi puissant se sente tellement vulnérable face à une simple bouteille était très évocateur de la fragilité de la condition humaine. Tout en restant une personnalité de premier plan, il doit cacher aux autres qu’il est alcoolique. J’ai souhaité montrer non pas son état d’ébriété, qu’il parvient toujours à contrôler, mais la dépendance, le manque, et les transformations de l’humeur et du comportement induites par ce manque. J’ai cherché une typographie avec des caractères vacillants pour que le lecteur puisse lui-même ressentir le manque.
L’homme de pouvoir fascine et éblouit, séduit facilement, la femme de pouvoir fait plus peur, cela modifie les relations avec les autres. Il y a aussi ce rapport à l’hybris, ce sentiment d’impunité, de puissance, que décrivent toutes les personnes qui ont accédé à des postes d’État, ainsi qu’un vertige face à la grandeur de la fonction. Souhaitant revenir sur la scène médiatique, Lehman publie un livre et joue le jeu des représentations sociales avec sa nouvelle femme. On y retrouve tous les enjeux de pouvoir, le cynisme, l’opportunisme et l’entre-soi de ces univers.
À travers le personnage de Marianne qui ne vit pas la trahison de son mari sur un registre victimaire, avez-vous souhaité réfléchir sur la place des femmes dans la société à la cinquantaine ?
En écrivant j’essaie de m’interroger, et de comprendre. C’est un exercice intellectuel personnel qui m’aide à vivre. La question de la condition de la femme aujourd’hui, à différents âges, est une thématique centrale dans ma vie. Je m’interrogeais beaucoup sur ma place, notamment dans une société obsédée par le jeunisme, la performance, dans laquelle le capitalisme a contaminé toutes les sphères d’influence, y compris la sphère intime. J’avais envie de parler de la déliquescence d’un couple, de la douleur d’une séparation, avec Marianne qui est quittée pour une femme plus jeune. Or, elle pense sa condition avec authenticité, dans une approche très intimiste. Elle essaye de se construire une autre identité, plus libre. Hilda, l’actrice de 40 ans, évolue dans un univers où les femmes sont disqualifiées en fonction de leur âge. Il y a enfin Léonie, la fille de Lehman, féministe, sans être exempte de contractions. Il y a certes une redéfinition des pouvoirs, mais est-elle factice ou réelle ?
Dans quelle mesure la peinture de la souffrance de vos personnages est-elle sous-tendue par la douceur de votre approche ?
J’ai souhaité aborder la rupture en illustrant sa complexité. On parle d’amour, de désir sexuel, mais peu de l’attachement qui est fragile, complexe, et qui perdure au-delà des épreuves et des séparations. J’évoque aussi un passage douloureux de la condition féminine, avec le sentiment d’être parfois écartée du désir sexuel et de la conception des enfants. Selon Marianne, ce qui est imposé aux femmes par la nature, les hommes devraient se l’imposer par la raison. Cela a été difficile à écrire, j’ai dû aller chercher au fond de moi ces émotions qui me faisaient souffrir en tant que femme. J’aime l’idée d’un livre qui déploie la pensée des protagonistes, Marianne est très différente au début et à la fin du livre. L’écriture lui permet de penser sa condition, c’est un espace de transformation personnelle et de réparation. Ses lectures la portent, et elle est la seule qui s’exprime à la première personne. En tant qu’écrivaine, elle travaille avec son intériorité, elle se met en danger, et elle reste debout.
La Guerre par d’autres moyens de Karine Tuil, Gallimard, 2025, 380 p.