
Le centre-ville reconstruit certes, grandiose peut-être, mais vide et sans âme, il demeure. Michel Sayegh/Archives L’OLJ
Quand j’étais plus jeune, ma grand-mère me racontait des histoires d’un Liban magique. Agité certes, mais le paradis. Son paradis. Elle me racontait comment, à dix-sept ans, elle séchait les cours avec ses amis pour aller à la plage, qu’elle faisait des courses de voitures, qu’elle se baladait au centre-ville.
Quand j’étais plus jeune, je l’adorais, ce centre-ville. Je demandais toujours à ma mère de m’y emmener. À mes yeux, il était tellement beau : des bâtiments sableux et modernes, des rues propres, un sol soyeux, les « souks de Beyrouth » – qui en réalité ne sont (n’étaient) que des magasins de luxe. Bref, un quartier qui me rappelait Dubaï mais à « identité beyrouthine », différent du reste de Beyrouth qui me paraissait trop chaotique et trop sale, une sorte de cacophonie incohérente et absurde.
Quand j’étais plus jeune, ma mère ne me parlait jamais du centre-ville. C’était uniquement là où travaillait son père et sa tante. Elle m’y emmenait souvent, mais ne me parlait jamais de ce qu’était ce centre-ville quand elle avait mon âge. Je n’y avais donc jamais réfléchi.
Puis, en 2019, dans un train en direction d’Exeter, je vois à travers mon écran ce même centre-ville briller. Il brille d’une lumière que je n’avais encore jamais eu l’occasion de voir. Il brille d’espoir. Les libanais se sont rassemblés, ont tout bloqué, brandissent uniquement le drapeau libanais en criant ensemble : thawra ! (révolution).
Dans ce train, j’ai de l’espoir et des frissons. Et si cette fois-ci, c’est la bonne ? Est-ce que nous rentrerons bientôt au Liban ? Le peuple s’est-il réveillé, s’est-il uni pour la première fois ?
Maman, papa, voyez-vous ce que je vois ? Pourquoi ne réagissez-vous pas ?
Le centre-ville fut rapidement fermé au public, les routes barricadées, les checkpoints plus nombreux, centre-ville vide. Pendant près de six ans, une grande partie de ce centre-ville fut désert : vidé de ses habitants, vidé de ses travailleurs, vidé de ses commerces (délabrés), vidé de ses banques. Tout simplement vide. Un « centre-vide » (Camille Ammoun, Octobre Liban).
Dévaluation de la livre, inflation, pénuries, révolution, affrontements armés, pandémie, explosion au port, « gouvernement » démissionnaire, vacance présidentielle de près de trois ans, guerre (dévastatrice). Début 2025, un président est finalement nommé, un premier ministre aussi. Le centre-vide rouvre en février. Pour la première fois en six ans, je m’y suis rendue. Je m’y suis rendue à pied.
Durant ces six années, j’ai pu en savoir plus sur ce centre-ville que j’admirais. J’ai appris à le détester. En six ans j’ai compris que le centre-ville que j’avais connu petite n’était pas celui dont me parlait ma grand-mère. J’ai aussi compris pourquoi ma mère n’évoquait jamais ce centre-ville lorsqu’elle parlait de son enfance.
Pour ma mère, ce centre-ville n’est devenu accessible qu’aux alentours de ses seize ans. Avant ça, il n’était que ruines, fils barbelés, plantes grimpantes et francs-tireurs. C’était la ligne de démarcation entre Beyrouth-Est et
Beyrouth-Ouest, et le centre-ville n’existait plus. Il suffit de regarder les photos pré-soixante-quinze pour comprendre que sa reconstruction n’a strictement rien à voir avec ce qu’était le centre-ville que décrivait ma grand-mère.
Reconstruit certes, grandiose peut-être, mais vide et sans âme, il demeure.
En me baladant aujourd’hui, dans cette carcasse de quartier, je suis presque seule. Quelques soldats aux coins des rues. Je ne prends que des photos furtives et ne sors pas mon appareil du sac, réflexe évident. En me baladant aujourd’hui, je ne regarde plus la beauté architecturale de ce centre-ville mais plutôt le début de la crise. Je regarde avec mépris le sol en basalte qui a coûté une fortune, avec dégoût les magasins de luxe, et avec le cœur brisé, les pancartes touristiques décolorées par le soleil.
En me baladant aujourd’hui, je suis seule dans des rues inertes, entourée de commerces vides et fracassés (mélange de révolution, d’explosion et d’abandon).
En me baladant aujourd’hui en silence, je m’arrête à droite de la Place de l’étoile pour regarder les ruines romaines. Devant, une pancarte touristique desséchée qui fait partie du « Parcours historique de Beyrouth » (allez comprendre pourquoi leur logo représente un dauphin et un trident, mais soit). Je me trouve devant le numéro trois du parcours qui montre une photo de cette place en 1980 (guerre civile), 1995 (cinq ans après la fin de cette guerre, reconstruction), 2003 (la place bâtie et vue de haut). Étonnant, une espèce de frise chronologique à droite qui commence en -3000 avec « Canaanite » et s’arrête en 1943 avec « Indépendance ». Aucun commentaire. Indépendance de quoi ? De qui ? En 2003, nous sommes encore occupés par les bouchers d’Assad. Je me trouve trop critique sans même avoir lu. Je me mets donc à lire. « La ville stratifiée » d’accord, et là, écrit en gros, « Le Jardin du pardon ». Rire nerveux. Ce jardin, encerclé par des mosquées et des églises, n’est en réalité que verdure grimpante sur les ruines superposées des différentes civilisations autochtones ou occupantes. En dessous de l’énumération des six sites religieux, une fois de plus, « Le Jardin du pardon » là où se trouvait la ligne de démarcation ou ligne verte.
Le Jardin du pardon
Ils se foutent de la gueule de qui ? Pardon de qui ? De quoi ? Pourquoi ? Adressé à qui ? Un comédien fait une blague, on l’accuse d’incitation à la guerre civile, un événement important ou non se passe, on évoque un risque de guerre civile : je répète, pardon de quoi ? Réconciliation de qui ? Un Jardin du pardon et vous pensez que tout est réglé ? Quand est-ce qu’un pardon a été adressé au peuple ? Pour l’explosion au port, vous vous êtes cachés comme des rats. Vous nous avez dit de migrer si l’on n’était pas contents. Vous nous avez volés, tués, humiliés. Vous avez échangé vos armes en cravate, vous avez voté des lois d’amnistie et vous nous avez pillés, nous et notre pays. Un Jardin du pardon avec un semblant de symbiose vous suffit. Mais ce quartier « reconstruit » est vide. Personne ne le voit, votre jardin, et personne ne veut de votre pardon.
Ce centre-vide n’a effectivement pas été détruit par la guerre, vous l’avez détruit. Votre « reconstruction » l’a détruit, votre corruption l’a détruit, Solidere l’a détruit. Pourquoi ? Puisque quatre-vingt pour cent des bâtiments étaient récupérables en 1990, puisque quatre-vingt pour cent des bâtiments auraient pu être rénovés en 1990. Au lieu de reconstruire, vous avez préféré démolir sans jamais rebâtir. Vous avez détruit le centre de la ville, et qu’est-ce qu’une ville sans son centre ? Cette ville, ma ville, Beyrouth, est une ville mille fois vivante, mille fois détruite, mille fois rebâtie. Et vous lui avez enlevé son cœur. Ma ville, là où mille civilisations ont vécu, se sont instruites, se sont enrichies, ont échangé, voyagé. Vous lui avez ôté son battement. Il ne suffit que de se balader dans ses rues pour voir les différentes cultures qui l’ont marquée, les guerres qu’elle a traversées, les occupations qui l’ont meurtrie. Ma ville est pleine d’histoire et pleine d’histoires. Ma ville est chaos, dissonance, humanité. Beyrouth est une succession décousue des sociétés qui l’ont façonnée.
Mais dans ma ville, aujourd’hui, on ne voit plus rien. Et je ne parle pas seulement du brouillard de pollution que vous nous avez imposé avec vos générateurs cancérigènes et coûteux. On ne voit plus rien parce que vous l’avez privatisée. Dans ma ville, je ne peux pas accéder à la synagogue centrale, sous prétexte que l’un des vôtres habite devant. Je ne peux pas accéder au littoral à cause de vos complexes privés illégaux. Je ne peux plus accéder aux rares parcs que vous nous avez laissés. Non, puisque vous avez rendu notre ville inaccessible tant physiquement qu’économiquement. Dans ma ville, vous nous avez ségrégés, séparés. Vous nous avez imposé votre communautarisme géographique. Parce qu’en réalité, comment pouvons-nous bâtir une ville, solidaire, si ce n’est dans ses espaces publics, ses lieux communs ? Comment pouvons-nous bâtir une société sans un patrimoine, une architecture et une culture commune ? Quelle identité ?
Le centre-ville que décrivait ma grand-mère, lui, était accessible. C’était un espace d’échanges, d’amour, de rassemblements. De vie, tout simplement. Ce « centre-vide » que vous nous avez légué n’est que présence militaire, soldats, checkpoints, barrages et sécurité privée. Mais au juste, de quoi avez-vous peur ?
Cette carcasse de quartier était censée attirer les monarchies du Golfe. Où sont-elles ? Vous avez pensé ce quartier sans ses habitants, et voilà ce qu’il en est. Vous avez à vous seuls orchestré
le braquage du siècle (documentaire ARTE, censuré au Liban). Et pire que ça ; pour un pays qui s’est souvent vanté de ses libertés d’opinion, vous l’avez censuré. Vous avez fait sombrer notre pays dans des cycles de violences incessantes, vous avez fait sombrer notre pays dans la faim et la soif. La jeunesse est partie, en êtes-vous fiers ?
Mais la réalité est que ce n’est pas uniquement de leur faute. C’est la nôtre. Je m’explique. On nous rabâche toujours que nous sommes résilients et forts malgré tout, qu’on aime la fête, qu’on a la joie de vivre.
Moi, je réponds que non, nous ne sommes pas résilients, nous sommes lâches.
Nous ne sommes pas généreux, nous sommes sectaires.
Nous ne sommes pas unis, mais divisés.
Nous cherchons toujours à mettre la faute sur l’autre. La guerre ? Pas nous. Les poubelles ? Pas nous. La crise ? Le vol ? Toujours pas nous.
C’est toujours quelqu’un d’autre. Nous continuons de laisser ceux qui nous ont tués nous diviser. En réalité, ils n’ont plus besoin de le faire, nous en sommes devenus les spécialistes.
Nous sommes responsables du sort de notre pays. C’est un choix que de le laisser sombrer, c’est un choix que de laisser perdurer l’endormissement.
Nous nous volons sous prétexte d’intelligence, nous nous tuons sous prétexte de différence, et même lorsque la menace vient de l’extérieur, nous sommes incapables de faire front uni. Incapables de faire nation.
Comment avons-nous pu abandonner un pays si riche, si généreux, si aimant et si beau ?
Tout ça à partir de trois mots. Trois mots ont suffi pour que je bouillonne dans une place déserte et inerte. Personne donc, ne la voit vraiment, n’y prête attention. Un peu comme ce centre-vide.
Mais comment se réapproprier ce quartier ? En refaire un espace de vie ? Ne devrait-on pas parler de son histoire ? De ses histoires ?
Combien de temps encore allons-nous fuir notre histoire ? Combien de temps encore allons-nous laisser les cycles de violences perdurer ?
Il y quelques jours c’était le 13 avril et les cinquante années passées ne nous ont rien appris.
Il serait peut-être temps de confronter cette histoire, de l’assumer, de l’enseigner : de se réconcilier.
Repenser une ville, son centre, repenser sa capitale, sa capitale meurtrie, ne relève-t-il pas finalement d’un combat ?
Et si nous décidions enfin de faire nation ?
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