
Morgan Ortagus, envoyée spéciale adjointe des États-Unis pour le Moyen-Orient, à son arrivée au Grand Sérail de Beyrouth, le 5 avril 2025. Ibrahim Amro/AFP
Un échange singulier a eu lieu la semaine dernière sur X : l’émissaire américaine au Liban, Morgan Ortagus, a réagi à un post de David Daoud, chercheur à la Foundation for Defense of Democracies, qui avait publié un résumé de la récente interview de Walid Joumblatt avec la chaine qatarie al-Araby. Selon ce résumé, M.Joumblatt a affirmé que les conditions posées par Ortagus étaient impossibles, notamment « l’élimination du Hezbollah, y compris les armes du Hezbollah ». Mais ont-ils déterminé tous les emplacements, sont-ils prêts à soutenir (l’armée libanaise) qui a besoin d’armes ? »
Et Mme Ortagus de commenter : « Crack is whack, Walid », reprenant un slogan populaire contre la drogue. Il est difficile de comprendre pourquoi cette réaction gratuite à un commentaire qui ne l’attaquait pas personnellement. En général, le rôle des émissaires américains n’est pas d’entrer dans des querelles infantiles sur les réseaux sociaux avec les politiciens des pays qu’ils couvrent, qui plus est en laissant entendre que leur jugement pouvait être altéré par la consommation de drogue, mais il s’agit là d’une nouvelle ère de la diplomatie américaine.
En réponse, le chef druze a publié sur le même réseau un post reproduisant le célèbre tableau de Hans Larwin représentant la mort derrière un soldat pendant la Première Guerre mondiale, avec la légende suivante : « The Ugly American » (en référence au roman de Eugene Burdick et William Lederer). Il laisse entendre que les Américains tentent de pousser les Libanais dans un conflit armé avec le Hezbollah, ce qui n’apporterait que mort et ruine.
Défaite cuisante
Cet échange peu ordinaire soulève une question importante sur les relations américano-libanaises. Depuis novembre dernier, lorsque les États-Unis ont imposé un accord de reddition au Hezbollah, les Américains sont devenus le nouveau shérif dans le pays. Du côté libanais, le président Joseph Aoun et le Premier ministre Nawaf Salam se sont engagés à mettre en œuvre la résolution 1701 du Conseil de sécurité, qui demande le désarmement du Hezbollah au sud du fleuve Litani.
Les bruits de couloir à Beyrouth indiquent que Mme Ortagus n’est pas satisfaite du rythme du processus de désarmement, même si, officiellement, les autorités libanaises ont cherché à souligner qu’elle avait été impressionnée par le déploiement des forces armées libanaises dans le sud lors de sa dernière visite. Les remarques de Joumblatt ont semblé confirmer une interprétation plus réservée de l’humeur américaine. Il reste que l’émissaire de Washington gagnerait à se plonger dans l’histoire du Liban depuis 1982, année de sa naissance, pour comprendre pourquoi les Libanais sont si réticents à faire confiance aux Américains lorsqu’il s’agit des liens de l’État avec le Hezbollah.
À l’été 1982, les Israéliens envahissent le Liban pour en expulser l’Organisation de libération de la Palestine. Les Américains, représentés par le diplomate à la retraite Philip Habib, négocient le retrait des Palestiniens, ce qui aboutit à l’élection d’Amine Gemayel à la présidence (après l’assassinat par les Syriens du président élu, le frère d’Amine, Bachir). Les Américains ont parrainé des négociations en vue d’un accord de retrait israélo-libanais, un projet favorisé par George Schultz, alors secrétaire d’État américain. Cependant, l’accord signé le 17 mai 1983 est en fait un accord de paix, ce qui provoque une forte hostilité syrienne. La volonté de Schultz d’aller jusqu’au bout est l’une des raisons pour lesquelles il a pu prolonger la présence militaire américaine au Liban, au sein d’une force multinationale de maintien de la paix, alors que l’opposition de Washington était de plus en plus forte.
L’adversaire de Schultz sur cette question était le secrétaire à la Défense de l’époque, Caspar Weinberger, qui était beaucoup plus prudent quant à la présence militaire américaine. En fin de compte, celui-ci a eu raison lorsque les Américains ont perdu 241 militaires dans un attentat-suicide à l’aéroport de Beyrouth et que le gouvernement libanais n’a pas mis en œuvre l’accord du 17 mai. Entre-temps, les Américains ont encouragé le gouvernement libanais à affirmer son autorité sur l’ensemble du territoire, ce qui a conduit à des affrontements entre l’armée et les milices chiites et druzes alliées à la Syrie. En janvier 1984, l’armée est en guerre contre une partie de sa population et bombarde la banlieue sud de Beyrouth. Après un soulèvement des milices contre le gouvernement Gemayel le 6 février 1984, les Américains ont « redéployé leurs forces sur des navires au large », une manière douce de dire qu’ils ont plié bagage. Bien que l’administration Reagan ait présenté cela comme de la fermeté, à la fin du mois de mars, elle avait mis fin à la mission américaine au Liban.
Dès lors, Washington a considéré son expérience ratée au Liban comme une défaite cuisante et a complètement négligé ce pays pendant plus de deux décennies. Lorsque les forces de Saddam Hussein ont envahi le Koweït en août 1990, les Américains ont permis aux forces syriennes de violer l’accord sur les « lignes rouges » de 1976 et d’utiliser leur aviation pour chasser Michel Aoun, le chef du gouvernement militaire libanais qui s’était opposé à Damas, afin d’obtenir son soutien militaire pour l’opération « Tempête du désert ». Le 13 octobre 1990, les Syriens ont envahi les régions d’Aoun, consolidant ainsi leur mainmise sur le Liban jusqu’au retrait de 2005.
Leçons
Les conséquences néfastes de ce calcul se sont manifestées en avril 1996, lors de l’opération « Raisins de la colère » israélienne. Le secrétaire d’État américain de l’époque, Warren Christopher, s’est rendu non pas à Beyrouth mais à Damas pour négocier une solution avec Hafez el-Assad, le président syrien. Les responsables libanais ont été marginalisés, même si l’accord conclu dans la capitale syrienne a eu de profondes répercussions sur leur pays. Il en est résulté ce que l’on appelle l’accord d’avril, qui a établi les « règles du jeu » dans le sud, plaçant le Hezbollah sur le même plan que les Israéliens, au détriment de l’État libanais. Lorsque les responsables américains reprochent aujourd’hui aux Libanais de légitimer le Hezbollah, ils oublient commodément qu’ils ont approuvé en 1996 un accord qui faisait exactement la même chose.
Du point de vue libanais, les leçons de l’après-1982 étaient claires. Premièrement, les Américains n’hésiteraient pas à les précipiter dans un conflit interne pour atteindre leurs objectifs et ceux d’Israël, pour ensuite les abandonner lorsque les choses tournent au vinaigre. Deuxièmement, Washington n’hésiterait pas à utiliser le Liban comme monnaie d’échange lorsque cela rapporterait de précieux dividendes, comme ce fut le cas à la fin de l’année 1990. Enfin, les Américains ont conclu des accords dans le dos du Liban qui n’ont fait que saper sa souveraineté – ou ce qui passait pour tel – avant de rejeter la responsabilité des conséquences sur les Libanais.Aujourd’hui, il n’est donc pas nécessaire d’être un drogué pour comprendre que faire confiance aux Américains est souvent une mauvaise idée. C’est encore plus vrai lorsque leur représentante vient à Beyrouth et commence ses commentaires en remerciant Israël d’avoir vaincu le Hezbollah, sans tenir compte du fait que les Israéliens ont tué des milliers de civils libanais et, ce faisant, détruit une grande partie du pays. En outre, Beyrouth voit bien que les Américains ont permis à Israël de violer l’accord de cessez-le-feu que Washington avait lui-même négocié. Autrement dit, pour rester dans le champ évoqué par Morgan Ortagus : les Libanais ne veulent tout simplement pas de la mauvaise came.
Rédacteur en chef de Diwan. Dernier ouvrage : « The Ghosts of Martyrs Square: an Eyewitness Account of Lebanon’s Life Struggle » (Simon & Schuster, 2010, non traduit).
Il est très simple d’accuser les pays étrangers de tous nos maux lorsque ces mêmes politiciens, et ce pendant des décennies s’étaient toujours rangés derrière les usurpateurs de leur pays en ayant comme seul objectif leurs intérêts personnels et leur survie. Aucun d’eux ne peut prétendre avoir servi son pays pendant tout ce temps d’usurpation. Par contre on devrait leur demander des comptes sur leurs fortunes accumulées sur le dos des citoyens qu’ils viennent prétendre défendre leur souveraineté et leurs intérêts. De qui se moquent ils?
12 h 52, le 02 mai 2025