
Des "souvenirs" de l'ex-président syrien Bachar el-Assad dans une pièce du palais présidentiel, à Damas, le 10 décembre 2024. Photo REUTERS/Amr Abdallah Dalsh/File
Alors que ses ennemis se rapprochaient de Damas, Bachar el-Assad, qui a dirigé la Syrie d’une main de fer pendant 24 ans, a utilisé un jet privé pour évacuer, en plusieurs vols, des proches, de l’argent liquide, des objets de valeur et des documents confidentiels, dans une initiative qui permet de retracer le réseau d’entreprises lié à sa fortune. Ce jet, surnommé « l'avion libanais » dans une conversation WhatsApp impliquant Yassar Ibrahim, principal conseiller économique du président, a effectué quatre vols vers les Émirats arabes unis afin de transporter des « biens précieux » d’Assad, ses proches, ses collaborateurs et du personnel du palais présidentiel, selon une reconstitution de l’opération effectuée par Reuters à partir de plus d’une douzaine de sources.
M. Ibrahim, qui dirigeait le bureau économique et financier de la présidence, a joué un rôle central dans la création d’un réseau d’entités qu’Assad utilisait pour contrôler une grande partie de l’économie syrienne, agissant souvent comme prête-nom pour le dirigeant, selon des annonces faites par le Trésor américain pour sanctionner ces activités, des experts de l’économie syrienne et une source au sein du réseau économique d’Assad. Des sanctions occidentales ont été imposées contre l'ex-dictateur syrien après la répression des manifestations pro-démocratie en 2011, et plus tard contre Yassar Ibrahim pour son soutien au régime.
L’opération d’exfiltration des avoirs d’Assad de Syrie n’avait jamais été rapportée auparavant. Reuters a interrogé 14 sources syriennes au courant du projet, dont des employés d’aéroport, d’anciens membres du renseignement et de la Garde présidentielle, ainsi qu’une personne appartenant au réseau économique d’Assad. L’agence a également examiné une conversation WhatsApp entre des associés de Yassar Ibrahim, des données de vols, des images satellites et des registres de propriété d’entreprise et d’aviation sur trois continents pour reconstituer comment le confident de l'ex-président syrien a orchestré le passage sécurisé de l’avion.
Quatre allers-retours vers la Syrie avant le 8 décembre
L'enquête n’a pas pu déterminer de façon indépendante si Assad avait dirigé personnellement l’opération d’exfiltration. Plusieurs sources proches du dossier ont affirmé qu’elle n’aurait pas pu se dérouler sans son aval.
Le jet, un Embraer Legacy 600, a effectué quatre allers-retours vers la Syrie en 48 heures avant la chute du régime, le 8 décembre 2024, selon une analyse des données de suivi des vols. Immatriculé C5-SKY, l'appareil est enregistré en Gambie. Le quatrième vol est parti le jour de la chute du régime de la base militaire russe de Hmeimim, près de Lattaquié, sur la côte méditerranéenne de la Syrie, d’après les relevés de vols, une image satellite et une source des renseignements de l’armée de l’air ayant une connaissance directe de l’opération. Bachar el-Assad s’est enfui vers la Russie le même jour depuis cette base.
Le jet transportait des sacs noirs non marqués contenant au moins 500 000 dollars en liquide, ainsi que des documents, des ordinateurs portables et des disques durs avec des renseignements clés sur « Le Groupe », le nom de code utilisé par Assad et ses associés pour désigner le réseau complexe d’entités opérant dans les télécoms, la banque, l’immobilier, l’énergie et d’autres secteurs, selon une personne du réseau, un ancien officier du renseignement de l’armée de l’air et la conversation WhatsApp. Bachar el-Assad, dont la localisation était tenue secrète même vis-à-vis de ses proches durant les derniers jours chaotiques de son régime, a obtenu l’asile politique en Russie. L'agence de presse n’a pas pu le contacter, ni joindre Yassar Ibrahim. Les ministères des Affaires étrangères de la Russie et des Émirats n’ont pas répondu aux questions concernant l’opération.
Le nouveau président syrien par intérim, Ahmad el-Chareh, est déterminé à récupérer les fonds publics transférés à l’étranger avant la chute de l'ancien régime, a déclaré un haut responsable à l'agence, afin de soutenir l’économie syrienne, frappée par les sanctions et la pénurie de devises. Cet officiel a confirmé que de l’argent avait été sorti clandestinement du pays avant la chute de l’ancien dirigeant, sans préciser comment, ajoutant que les autorités tentaient toujours de localiser les fonds.
« Vous n'avez pas vu cet avion »
Le 6 décembre, alors que les rebelles dirigés par le groupe islamiste Hay'at Tahrir el-Cham avançaient vers la capitale syrienne, le jet Embraer de 13 places se dirigeait vers l’Aéroport international de Damas. Plus d’une douzaine d’agents en uniforme de camouflage du renseignement de l’armée de l’air syrienne – l’un des principaux instruments de répression sous Assad – ont été déployés pour sécuriser le pavillon d’honneur de l’aéroport et son accès, selon six sources. Quatre d’entre elles affirment avoir été présentes sur place.
Des voitures civiles aux vitres teintées sont arrivées, selon trois personnes présentes. Ces véhicules appartenaient à la Garde républicaine, chargée de protéger le président et le palais, ont précisé deux témoins, dont un ancien agent du renseignement et un haut responsable de l’aéroport. La participation de la Garde républicaine signifiait que « Bachar el-Assad avait donné les ordres », selon un ancien haut responsable de cette unité. La Garde ne répondait qu’à son commandant, celui du général Talal Makhlouf, un cousin de Bachar el-Assad, ou à celui-ci en personne.
Le chef de la sécurité de l’aéroport, le général de brigade Ghadir Ali, a alors dit au personnel que les agents du renseignement aérien prendraient en charge l’avion, selon Mohammad Qairout, chef des opérations au sol de Syrian Air. « Cet avion va atterrir et nous nous en occuperons, aurait dit M. Ali aux personnes présentes, se souvient M. Qairout. Vous n’avez pas vu cet avion. » Ghadir Ali, officier supérieur du renseignement aérien, recevait directement ses ordres du palais présidentiel, ont indiqué trois responsables aéroportuaires syriens et l’ancien agent du renseignement. Il n'a pas pu être contacté.
Dernières heures
Chacun des trajets de l'avion C5-SKY l'a mené à l’aéroport exécutif d’Al-Bateen à Abou Dhabi, qui est utilisé par les dignitaires, selon les données de Flightradar24. Le jet est parti de Dubaï le 6 décembre, a atterri à Damas à midi, puis a fait un aller-retour à Abou Dhabi, revenant à Damas vers 22 h. À chaque atterrissage, « des voitures fonçaient vers l’avion, restaient un court moment, puis repartaient juste avant le décollage », a déclaré un employé de l’aéroport Al-Bateen. M. Ali a en outre dit aux agents que des proches d’Assad, dont des adolescents, embarqueraient sur les deux premiers vols du 6 décembre, qui transportaient aussi de l’argent liquide. Le second vol a également transporté des tableaux et de petites sculptures, selon la même source.
Le 7 décembre, l’avion est revenu à Damas vers 16 h et est reparti pour un troisième vol une heure plus tard, cette fois avec des sacs d’argent, des disques durs et des appareils contenant les données du réseau d’entreprises d’Assad. Ces données comprenaient des bilans, des procès-verbaux de réunions, des informations sur des entreprises, de l’immobilier, des transferts de fonds et des comptes offshore. Ce jour-là, des véhicules de l’ambassade des Émirats à Damas se sont approchés du pavillon VIP avant le décollage, ce qui suggère, selon un ancien agent du renseignement, que les Émirats étaient au courant de l’opération.
Reuters n’a pas pu obtenir les manifestes de ces vols.
Détour par la base russe de Hmeimim
Le 8 décembre au matin, les rebelles ont atteint Damas, forçant Bachar el-Assad à fuir vers Lattaquié, en coordination avec les Russes. L’aéroport de Damas a cessé de fonctionner.
Peu après minuit ce soir-là, le jet C5-SKY a quitté Al-Bateen. Après avoir survolé Homs vers 3 h du matin, il a disparu des radars pendant six heures avant de réapparaître au-dessus de Homs, en direction d’Abou Dhabi. Pendant ce laps de temps, il a atterri à la base de Hmeimim, selon l’ancien agent du renseignement. Une image satellite à 9h11 montre l’avion sur la piste. Il a été confirmé qu’il s’agissait bien du C5-SKY grâce à sa forme et aux données de vol. C’était le seul jet privé entrant ou sortant de Syrie entre le 6 et le 8 décembre.
À bord du vol depuis Hmeimim se trouvait Ahmad Khalil Khalil, un proche de Yassar Ibrahim, le conseiller présidentiel, selon plusieurs sources. M. Khalil est sous sanctions occidentales pour son soutien au régime. Il est arrivé à la base russe dans un véhicule blindé de l’ambassade des Émirats et transportait 500 000 dollars en liquide. Selon les différentes sources contactées, il avait retiré l’argent deux jours plus tôt d’un compte à la Syria International Islamic Bank (SIIB), détenu par Al-Burj Investments, une société détenue à 50 % par M. Ibrahim. Il n'était pas immédiatement possible de joindre M. Khalil, la SIIB ni Al-Burj pour obtenir des commentaires.
Le jet opérait sous un contrat de location « sèche » (sans équipage), selon deux sources, tandis que l'opérateur du vol n'a pas pu être identifié.
Yassar Ibrahim est, lui, arrivé à Abou Dhabi le 11 décembre, selon une source.
Le président Chareh a refusé de commenter les résultats de cette enquête.
« L'avion libanais »
Yassar Ibrahim aurait loué le jet au Libanais Mohammad Wehbé, selon une source économique syrienne et une autre dans le réseau d’Assad. Dans la conversation WhatsApp sur l'opération, un associé le désignait comme « l’avion libanais ». En avril 2024, Mohammad Wehbé avait publié des photos du C5-SKY sur LinkedIn avec la légende « bienvenue ». En janvier, il avait indiqué que l’avion était à vendre. Il est enregistré en Gambie au nom de Flying Airline Company depuis avril 2024. Il s’est rendu en Russie peu avant la chute du régime.
Reuters n’a pu contacter le représentant de la compagnie, Sheikh Tijan Jallow. Flying Airline Co. appartient à 30 % à un Libanais, Oussama Wehbé, et à 70 % à un Irakien, Safa Ahmad Saleh, selon les registres gambiens. Les réseaux sociaux montrent que Mohammad Wehbé a un fils nommé Oussama, qui travaille dans l’aviation. Il n'était pas possible de confirmer s’il s’agit de la même personne.
Contacté, Mohammad Wehbé a nié toute implication dans les vols en question, affirmant qu’il ne possède pas l’avion mais le loue « parfois » via un courtier, qu'il a refusé de nommer. Il n’a pas précisé si son fils était impliqué.
Oussama Wehbé n’a pas non plus répondu à une demande de commentaire, et il n'était pas possible de localiser immédiatement Safa Ahmad Saleh.
Cette enquête est la traduction, réalisée par L'Orient-Le Jour, d'un article en anglais de l'agence Reuters.
Enquête de L'Orient-Le jour ? Pas du tout, c'est du bâtonnage d’une enquête, avec l’honnêteté de mentionner en fin d’article : "Cette enquête est la traduction, réalisée par L'Orient-Le Jour, d'un article en anglais de l'agence Reuters".
10 h 04, le 20 avril 2025