À intervalles réguliers, telle une ritournelle politique au goût amer, la question d’une éventuelle normalisation des relations entre le Liban et Israël refait surface dans les cercles diplomatiques et les arènes médiatiques. À première lecture, cette hypothèse relève moins d’une proposition stratégique que d’un acte de provocation, sinon d’une ironie cynique propre aux réalités moyen-orientales. Et pourtant, derrière le scandale apparent, elle met au jour une interrogation autrement plus fondamentale : comment un État peut-il prétendre à une quelconque forme de régularisation diplomatique avec un ennemi déclaré, alors même qu’il demeure incapable d’unifier ses propres composantes sociopolitiques autour d’une définition minimale de l’intérêt commun ou d’une identité nationale partagée ?
Le Liban, avant d’être acteur de la scène géopolitique régionale, est d’abord un archipel communautaire, un conglomérat d’identités confessionnelles juxtaposées plus que véritablement intégrées. Dix-huit confessions religieuses, dûment reconnues par l’ordre juridique et institutionnel, y cohabitent dans une logique d’équilibre précaire, reproduisant des mécanismes d’allégeance et de méfiance qui paralysent tout élan réformateur. Ainsi, l’obstacle majeur à l’élaboration d’une vision stratégique cohérente de l’avenir libanais n’est pas Israël, mais le Liban lui-même – ou plus précisément le substrat confessionnel qui en constitue à la fois l’ossature et le poison.
Le pacte national qui fonde le Liban moderne repose sur une architecture confessionnelle censée garantir la coexistence. Or, cette ingénierie institutionnelle, au lieu de favoriser le consensus, a produit une sclérose systémique, élevant les appartenances communautaires au rang de dogmes politiques intangibles. Le résultat est sans appel : une culture de l’obstruction, un clientélisme structurel et une désaffection profonde à l’égard du bien commun. La logique de gouvernance n’obéit plus à des considérations programmatiques ou méritocratiques, mais à des calculs identitaires. L’État est réduit au rôle de courtier de rapports de force communautaires. Il ne gouverne plus : il arbitre, il concilie, il temporise, dans un théâtre permanent de négociation interconfessionnelle.
Chaque tentative de réforme, qu’elle soit éducative, économique ou administrative, est appréhendée non pas selon son utilité publique, mais selon les pertes et profits qu’elle générerait pour chaque communauté. Cette logique viciée invalide l’idée même d’un intérêt général, tout en empêchant l’émergence de partis politiques transconfessionnels, porteurs de projets nationaux. Le jeu électoral s’apparente alors à une reconduction des féodalités religieuses : les urnes deviennent des sanctuaires identitaires et les soi-disant protecteurs ou défenseurs issus des anciennes milices, reconverties en élites politiques, s’imposent comme les garants d’un ordre communautaire inchangé.
La guerre civile (1975-1990) a laissé derrière elle des plaies béantes. Au lieu de servir de catalyseur à une catharsis collective, elle a vu chaque groupe confessionnel conserver jalousement sa propre lecture des événements, érigeant sa mémoire en vérité exclusive. Au lieu d’initier un travail de vérité et de réconciliation, chaque communauté a conservé sa propre lecture du conflit. Aucun processus de justice transitionnelle n’a été mis en œuvre, aucune commission vérité et réconciliation, aucun musée national de la mémoire n’est venu sceller la reconnaissance des souffrances réciproques, aucune reconnaissance officielle des injustices, des torts et des inégalités. Chaque confession conserve ses martyrs, ses héros, ses ennemis. Les héros des uns sont les bourreaux des autres ; les martyrs de certains sont les ennemis historiques des autres. La mémoire nationale est morcelée, éclatée, instrumentalisée. Cette amnésie sélective empêche toute forme de réconciliation véritable. Elle nourrit les rancunes, perpétue les stéréotypes et constitue un obstacle majeur à la construction d’un avenir commun. Sans mémoire partagée, il ne peut y avoir de projet national. Et sans projet national, il ne peut y avoir de politique étrangère cohérente.
Le système éducatif libanais, morcelé à l’image de la société, en est le reflet le plus éloquent. Chaque confession y régente ses propres établissements, ses contenus pédagogiques, et parfois même sa version réécrite de l’histoire nationale. L’absence d’un programme unifié empêche l’émergence d’une conscience historique partagée et entrave la formation d’un sentiment d’appartenance commun. Et sans mémoire collective, il ne saurait y avoir de nation au sens plein du terme.
Cette fragmentation confessionnelle imprègne aussi l’économie politique du pays. Le clientélisme y est endémique, les opportunités distribuées selon les appartenances communautaires plutôt que les compétences. Comment, dans ce contexte de fragmentation socio-économique, prétendre à une intégration dans des logiques commerciales extérieures cohérentes ?
Parler aujourd’hui de normalisation avec Israël revient à projeter vers l’extérieur une ambition que le Liban n’a même pas su appliquer à lui-même. Car de quel Liban s’agirait-il ?
Du Liban chrétien, chiite, sunnite ? Du Liban pro-occidental ou
pro-iranien ? De celui qui se revendique du panarabisme ou de celui, plus timide, qui aspire à la neutralité et à la souveraineté nationale ? À défaut d’un référentiel commun, le Liban ne parle pas d’une seule voix, mais de dix-huit voix dissonantes.
La richesse potentielle de cette diversité confessionnelle ne saurait se muer en force qu’à la condition d’un véritable projet collectif, nourri par une volonté politique de dépassement des clivages identitaires. Le chantier fondamental du Liban n’est pas diplomatique, mais ontologique. Ce n’est pas en signant des accords internationaux que l’on résoudra les crises existentielles du pays, mais en engageant une entreprise de refondation nationale. Cela impliquerait : une réforme en profondeur du système éducatif, afin d’enseigner une histoire commune et de forger une citoyenneté inclusive ; une transformation institutionnelle visant à réduire le poids paralysant des appartenances confessionnelles dans l’exercice du pouvoir ; un processus de reconnaissance croisée des douleurs du passé, seul capable de refonder une mémoire collective ; l’émergence d’un espace public affranchi des appartenances identitaires, où les citoyens peuvent se rencontrer en tant que sujets politiques égaux ; enfin, un discours national porté par les élites politiques, intellectuelles et religieuses, qui valorise l’unité dans la pluralité.
Sans ces prérequis, toute ambition diplomatique restera lettre morte. Le Liban ne pourra prétendre à une politique étrangère unifiée tant qu’il n’aura pas résolu l’énigme de sa propre cohésion intérieure. Tant que le pays sera condamné à parler par ventriloquie, à travers les voix fragmentées de ses communautés, il restera incapable de formuler une vision stratégique autonome. La diplomatie requiert clarté, cohérence, légitimité. Le Liban, aujourd’hui, ne peut offrir aucun de ces attributs.
D’ici là, il serait sans doute plus sage de se concentrer sur une tâche aussi complexe qu’indispensable : normaliser les relations entre les Libanais eux-mêmes. La paix extérieure passe nécessairement par une paix intérieure. Et cette paix-là, le Liban ne l’a jamais vraiment connue, malheureusement !
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Merci Carole Georges CHELHOT de dire l'évidence qu'ils sont si nombreux à ignorer volontairement ou involontairement.
14 h 41, le 15 avril 2025