
La statue de La Fontaine et de la fable « Le Corbeau et le Renard » au jardin du Ranelagh, Paris. Photo M.-J.S.
Les Fables de Jean de La Fontaine (1621-1695) continuent de fasciner grands et petits, génération après génération, jusqu’à nos jours. Elles se distinguent par leur gaieté, leur simplicité et leur légèreté, dans un style fluide et limpide, souvent ponctué d’une exquise touche de finesse et de délicatesse. Pourtant, derrière cette apparente élégance et magnificence se cachent une morale et une philosophie profondes. La Fontaine nous enseigne, entre autres, que « rien ne sert de courir, il faut partir à point », qu’il vaut mieux plier que rompre, qu’il faut se méfier des plus petits que soi, que l’argent ne fait pas le bonheur et que notre destin dépend largement de nos opinions, de nos convictions, de nos décisions et de nos actions.
Le génie de La Fontaine réside dans sa capacité à discerner astucieusement ce que d’autres ne voient pas nécessairement. Si l’on dresse la liste de toutes ses fables, on peut reconstituer une syntaxe du caractère humain tout entier, dans toutes ses complexités et ambiguïtés, et cela dans un style remarquable et inimitable. Les vices humains y sont mis en évidence avec subtilité et perspicacité. Il y a vanité et naïveté, méchanceté et cupidité, hypocrisie et jalousie, bêtise et convoitise, flatterie et moquerie, oppression et agression, méchanceté et duplicité, insolence et nonchalance, arrogance et indifférence, précipitation et renonciation, avarice et injustice. Il donne vie à un somptueux dialogue entre deux personnages aux caractères contrastés. Le renard est rusé, beau parleur et perfide trompeur. Le loup, malgré sa force redoutable, manque de finesse et de délicatesse, ce qui le rend risible. Le lion, quant à lui, incarne le pouvoir, mais, comme tous les rois, il est victime de l’hypocrisie des courtisans. Bien qu’il explore les différentes facettes de l’âme humaine, il ne juge ni ne condamne. C’est un moraliste sans être un moralisateur.
Pourtant, le talent de fabuliste de La Fontaine ne se révèle pas immédiatement. Il s’essaie à plusieurs genres littéraires, mais essuie de nombreux échecs. Ce n’est qu’à l’âge de 45 ans que son génie éclate dans toute sa grandeur et splendeur. Durant sa jeunesse, il semble traverser une longue période d’incubation, prenant le temps d’observer et d’analyser. Dans son esprit, il accumule une multitude d’idées et de pensées qu’il prévoit d’exploiter plus tard. Cette patience et cette persévérance donnent naissance à un chef-d’œuvre d’une portée intemporelle et universelle. À l’image de son œuvre foisonnante et fascinante, La Fontaine est un homme aux multiples facettes. Il est à la fois penseur et rêveur, provocateur et perturbateur, élégant et brillant, insaisissable et incontrôlable, distingué et raffiné, populaire et débonnaire, courageux et audacieux, mondain et urbain, provençal et pastoral. Pourtant, la vie de ce personnage extraordinaire, dont le talent dépasse largement celui du commun des mortels, reste largement méconnue du public.
Jean de La Fontaine naît et grandit en Champagne, plus précisément à Château-Thierry, une petite ville campagnarde située dans la vallée de la Marne. Il est issu d’une famille bourgeoise qui n’a jamais appartenu à la noblesse mais qui jouit d’une situation confortable. Il est en contact intime avec une campagne rustique et authentique, ce qui a sans doute nourri son inspiration et influencé la création de ses célèbres Fables plus tard dans la vie.
En 1641, à l’âge de 20 ans, il entre à l’Oratoire de Paris, une congrégation religieuse. Cependant, la méditation et la vocation ecclésiastique semblent peu compatibles avec son tempérament relativement insouciant et nonchalant. Il y renonce donc au bout d’un an. Ce qu’il désire avant tout, c’est se consacrer corps et âme à la littérature. Il apprécie particulièrement Malherbe, qui lui inspire le goût des beaux vers et se passionne aussi pour les poètes latins classiques tels que Virgile, Térence et Horace.
En 1647, Jean de La Fontaine épouse Marie Héricart. Il a alors 26 ans, tandis que son épouse n’a que 14 ans et demi. En 1649, il obtient son diplôme d’avocat à Paris, une profession qu’il n’exercera pratiquement jamais. En 1653, sa femme donne naissance à Charles, leur unique enfant. Cependant, La Fontaine néglige superbement ses obligations maritales et familiales. Selon Tallemant des Réaux (écrivain connu pour ses Historiettes, un recueil de courtes biographies de ses contemporains), La Fontaine aurait déclaré : « On lui dit : mais un tel cajole votre femme. Ma foi ! répond-il, qu’il fasse ce qu’il pourra ; je ne m’en soucie point. Il s’en lassera comme j’ai fait. » Il se voit d’ailleurs contraint, à contrecœur, de provoquer en duel un capitaine trop empressé auprès de son épouse. Le duel ne dure que quelques secondes et, une fois l’affaire réglée, La Fontaine va même jusqu’à sympathiser avec le courtisan de sa femme. De surcroît, il dilapide allègrement sa fortune et accumule de nombreuses dettes. Son comportement désinvolte rappelle étrangement celui de la cigale dans sa célèbre fable La Cigale et la Fourmi, qui « chanta tout l’été » avant de se retrouver fort dépourvue lorsque « la bise fut venue ».
La chance lui sourit en 1659, lorsqu’il fait la connaissance de Nicolas Fouquet, le flamboyant surintendant des finances de Louis XIV. À cette époque, La Fontaine n’est pas encore un poète accompli, mais Fouquet perçoit déjà en lui un talent prometteur. En échange d’une pension financière, La Fontaine s’engage à lui remettre un poème chaque trimestre. Cependant il perd son protecteur lorsque Louis XIV décide d’incarcérer Fouquet dans une sinistre forteresse pour malversations et crime de lèse-majesté. La Fontaine s’engage à défendre Fouquet avec ferveur car il éprouve envers lui une amitié et une fidélité indéfectibles. Il implore la clémence de Louis XIV et tente également de rallier à sa cause les anciens proches de Fouquet, désormais silencieux. Poussant l’audace à l’extrême, il ose même suggérer que le roi agit avec sévérité et cruauté à l’égard de Fouquet.
À la suite de l’incident Fouquet, La Fontaine se retire à Château-Thierry en 1663, sans doute par prudence. Peu après, il entreprend un voyage en Limousin en compagnie de Jannart, l’oncle de sa femme et ancien homme de confiance de Fouquet. Ce périple, probablement le seul véritable voyage de sa vie en dehors de ses allers-
retours entre Château-Thierry et Paris, marque profondément l’écrivain. Il en tire une série de lettres en vers et en prose adressées à son épouse, une correspondance qui sera publiée à titre posthume sous le titre Relation d’un voyage de Paris en Limousin.
L’affaire Fouquet s’étant apaisée, La Fontaine désire ardemment faire partie du cercle rapproché de Louis XIV, pratiquement le seul mécène influent en France. Il convient de préciser que Louis XIV n’était pas particulièrement rancunier envers plusieurs artistes ayant été proches de Fouquet. À titre d’exemple, Molière, un ancien protégé de Fouquet, fait partie de l’entourage du Roi-Soleil. Mais La Fontaine ne figure pas sur la liste privilégiée du roi et, à son grand désespoir, n’y figurera jamais. Il faut dire que La Fontaine est perçu comme un marginal dont la plume a souvent défié les conventions morales et sociales de l’époque. Tenu à l’écart de la cour, La Fontaine s’appuie sur les salons littéraires qui sont installés dans les quartiers huppés de Paris, comme le Marais, pour essayer de faire rayonner son talent.
Durant cette période, il commet une erreur en signant des contrats sous le titre d’écuyer et se retrouve poursuivi en justice pour usurpation de titre de noblesse. Il sollicite l’intervention du duc de Bouillon auprès de Colbert.
Fort heureusement, en 1665, il obtient un emploi au palais du Luxembourg auprès de la duchesse douairière d’Orléans, Marguerite de Lorraine. Elle lui confère le titre honorifique de « gentilhomme servant », que l’on pourrait, plus familièrement, qualifier de « domestique de luxe ». Bien que subalterne et relativement peu rémunéré, cette fonction lui permet d’obtenir un titre de noblesse, ce qui lui permet d’éviter les tracasseries de la justice. En outre, il bénéficie d’un repas régulier dans un cadre somptueux.
Le génie littéraire à son apogée
C’est au cours de la décennie 1665-1674, au palais du Luxembourg, que le génie littéraire de La Fontaine atteint son apogée, porté d’abord par son immense talent de conteur. Ses Contes et nouvelles en vers (1665, 1666, 1671) s’inspirent de récits médiévaux aux tonalités libertines et coquines, mais dans un style raffiné, où l’art de la suggestion prévaut, évitant ainsi toute connotation vulgaire. En 1674, il compose Les Nouveaux Contes, encore plus malicieux et audacieux que les précédents, mettant en scène des religieux peu scrupuleux. Si cette légèreté de mœurs amuse le public, elle scandalise en revanche l’Église et la cour royale. En conséquence, Colbert, ministre de Louis XIV, ordonne leur censure pour outrage à la morale publique.
Dans le récit Les Lunettes, un chapitre des Nouveaux Contes (1674), il raconte l’histoire d’un jeune homme déguisé en femme qui s’introduit furtivement dans un couvent afin de séduire plusieurs nonnes. L’affaire éclate lorsqu’une d’elles tombe enceinte. La prieure, cherchant à identifier « le loup parmi les brebis », utilise ses lunettes pour examiner l’anatomie de chaque religieuse. Lors de cette inspection intime, l’organe masculin de l’intrus (« la machine », selon La Fontaine) se dilate soudainement et irrésistiblement à la vue des religieuses dans leur plus simple appareil. Ce phénomène involontaire et spectaculaire trahit l’identité du coupable et provoque un incident hilarant où les lunettes de la prieure sont projetées au plancher. Il faut dire que La Fontaine est un narrateur éloquent avec un sens de l’humour percutant.
Si les contes contribuent à la notoriété de La Fontaine, les Fables lui assurent le triomphe absolu. Il publie son premier recueil de Fables (livres I à VI) en 1668, son deuxième recueil de Fables (livres VII à XI) entre 1678 et 1679, et son dernier recueil de Fables (livre XII) en 1694, soit un an avant sa mort. En fait, La Fontaine n’est pas l’inventeur des fables anthropomorphiques et de leur univers imaginaire peuplé d’animaux et de végétaux. Celles-ci existaient déjà depuis l’Antiquité gréco-latine. Cependant, La Fontaine s’inspire des fables d’Ésope, de Phèdre et d’autres pour ensuite les métamorphoser par un traitement stylistique, rhétorique et lyrique exceptionnel. Son génie ne réside donc pas dans l’invention pure, mais dans l’art suprême de réinventer, d’assembler, de sublimer et de transcender comme personne ne l’avait fait avant lui, ni d’ailleurs ne le fera après lui.
Malgré le succès de ses Fables de son vivant, La Fontaine est en proie à de graves difficultés financières. À cette époque, les droits d’auteur n’existent pas. En 1671, il vend sa charge de maître des Eaux et Forêts au duc de Bouillon, devenu seigneur de Château-Thierry. Bien que cette fonction lui ait assuré une certaine reconnaissance sociale et une source de revenus, il la trouvait contraignante et pesante. L’année suivante, en 1672, à la mort de la duchesse d’Orléans douairière, il perd sa charge de gentilhomme servant, ce qui le plonge dans une situation encore plus précaire, sans emploi ni revenus. Sa situation financière ne tient qu’à un fil, et il frôle l’indigence.
Heureusement, la providence lui sourit à nouveau. En 1673, Madame de La Sablière l’accueille généreusement chez elle, lui offrant ainsi hospitalité et sérénité. Cette femme cultivée aime s’entourer des plus grands esprits de son temps. Une amitié durable se tisse entre eux. La Fontaine la surnomme « Iris » dans certains de ses vers. En 1674, il entame une collaboration avec le compositeur Jean-Baptiste Lully – maître de musique de la famille royale – pour créer un opéra. Cependant, le projet échoue, ce qui plonge La Fontaine dans une profonde désillusion et humiliation. Il rédige alors un pamphlet d’une grande violence et virulence à l’encontre du musicien. Vers 1676, ses malheurs s’intensifient. Persécuté par ses créanciers, il vend sa maison de Château-Thierry et est même contraint de céder le banc familial à l’église de Château-Thierry, son tout dernier bien. En 1680, Madame de La Sablière déménage avec La Fontaine dans sa nouvelle demeure rue Saint-Honoré. Désormais, il loge dans un entresol qu’il ne peut souvent pas chauffer durant les hivers froids, faute de bois.
À l’âge de 60 ans, Jean de La Fontaine est en quête de reconnaissance. Il ambitionne notamment d’intégrer l’Académie française, jeune et prestigieuse institution fondée en 1635 sous l’impulsion de Richelieu. Ses 40 membres s’élisent eux-mêmes à chaque décès d’un académicien. Le 6 septembre 1683, la mort de Colbert libère le fauteuil numéro 24. Avec audace, La Fontaine se porte candidat pour occuper le siège laissé vacant par celui qui, ironiquement, lui a rendu la vie bien difficile. Au-delà du prestige et de la reconnaissance professionnelle, cette adhésion revêt pour lui une dimension personnelle : il y cherche une forme d’affection, une famille de substitution, lui qui a largement négligé son épouse et son fils unique. Son talent littéraire ne fait aucun doute, mais il n’est pas le seul à convoiter ce fauteuil. Boileau, autre figure éminente des lettres, est également candidat.
Lors de la première réunion de l’Académie, le 15 novembre 1683, La Fontaine est élu dès le premier tour avec 16 voix sur 23, contre 7 pour Boileau. Toutefois, l’approbation de Louis XIV, protecteur de l’Académie, est indispensable pour valider son admission. Or le roi reste silencieux. Ce mutisme ne s’explique pas par de la rancune, mais plutôt par une préférence pour Boileau. Finalement, la situation se décante en avril 1684, lorsqu’un autre académicien, Bezons, décède à son tour. L’Académie propose Boileau pour occuper ce fauteuil, et Louis XIV approuve aussitôt sa candidature. Quelques jours plus tard, le roi accepte de réexaminer le cas de La Fontaine et finit par donner son accord pour son adhésion. Toutefois, ce consentement royal est assorti d’une condition fondamentale : il doit renier ses écrits antérieurs, notamment ses contes libertins, s’engager à ne plus en écrire et, bien sûr, faire l’éloge du roi. Dans son discours de réception, La Fontaine se voit également contraint de rendre hommage à son prédécesseur Colbert, conformément aux usages de l’Académie.
En 1693, à la mort de Madame de La Sablière, Jean de La Fontaine s’installe dans une chambre d’un hôtel particulier à Paris appartenant à des amis, la famille Hervart. Vieillissant et malade, il amorce alors une transformation radicale, tant sur le plan social que moral. Il ne sort presque plus de chez lui, si ce n’est peut-être pour se rendre à l’Académie française. Sous l’influence de l’abbé Pouget, jeune vicaire de l’église Saint-Roch, il devient un chrétien fervent, sans doute mû par la crainte de l’au-delà. L’abbé l’encourage à se repentir et à renier ses anciens écrits jugés trop immoraux, lui dont la morale des Fables est pourtant absolument remarquable. Alité et affaibli par la maladie, La Fontaine reçoit une délégation de ses confrères de l’Académie française, à qui il annonce solennellement qu’il se rétracte au sujet de ses Contes. Cet aveu public est particulièrement marquant et cinglant. Dans un ultime geste de rédemption, il va même jusqu’à déchirer son dernier manuscrit à peine achevé. Finalement, c’est dans la solitude glaciale d’une chambre exiguë qu’il s’éteint à Paris, le 13 avril 1695, à l’âge de 73 ans. Dans son superbe poème Le Songe d’un habitant du Mogol, il écrivait : « Je veux vivre sans soins, et mourir sans remords. » Il n’est pas certain que son vœu ait réellement été exaucé.
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Bravo(!) une histoire sublime d'auteur incontournable
14 h 27, le 09 avril 2025