
© Ghaith Abdulahad
Comme un parfum de lavande de Sinan Antoon , traduit de l’arabe par Simon Corthay, Sindbad/Actes-Sud, 2025, 304 p.
Sinan Antoon, poète, romancier, traducteur et professeur universitaire, est l’une des voix les plus marquantes de la littérature irakienne contemporaine. Né à Bagdad en 1967, il a grandi dans cette ville avant de la quitter en 1991, au lendemain de la guerre du Golfe. Installé aux États-Unis, il y a poursuivi ses études jusqu’à obtenir un doctorat en littérature à l’université Harvard. Son œuvre, à la fois prolifique et poignante, explore l’histoire culturelle et politique de l’Irak tout en restituant une mémoire marquée par l’empreinte des guerres et de l’exil.
Son dernier roman, Comme un parfum de lavande, s’inscrit dans cette même lignée qui mêle réflexion politique, écriture poétique et questionnement identitaire.
Une dépossession de soi
Au cœur du roman, les destins croisés de Sami et Omar racontent la douleur d’un déracinement inéluctable. Tous deux ont été contraints à quitter l’Irak dans des circonstances tragiques, qui les ont éloignés à jamais de leur terre natale.
Sami, un médecin à la retraite, émigre aux États-Unis pour vivre auprès de son fils unique Saad après avoir perdu sa compagne dans des conditions dramatiques. Fidèle à ses principes, il avait consacré une grande partie de sa carrière au service public malgré la peur constante d’enfreindre les règles arbitraires du régime de Saddam Hussein. Cependant, son départ ne lui apporte pas la paix espérée : il sombre peu à peu dans la démence et se retrouve prisonnier entre deux mondes. Bagdad, la ville mythique de son passé, reste pour lui un repère inaccessible, tandis que Brooklyn devient un espace chaotique où il se perd, comme étranger à lui-même.
Omar, quant à lui, est un ancien prisonnier politique mutilé pour avoir refusé d’intégrer l’armée du régime. Son exil est une rupture radicale avec une patrie qu’il considère désormais comme une source de souffrance. « Quelle patrie est-ce, celle où vous ne possédez pas l’ombre d’un rien ? Même le corps façonné dans le ventre de votre mère ne vous appartient pas (...) » Désabusé, il s’efforce à se reconstruire loin des souvenirs qui l’assaillent. Après des années d’errance et de petits boulots, il trouve un semblant de stabilité dans une exploitation agricole où il se consacre à la culture de la lavande et à la commercialisation des produits qui en sont issus.
Une poétique de l’égarement et de la nostalgie
La démence de Sami est l’un des ressorts centraux du roman, qui restitue avec une grande intensité la lutte constante entre la perte et la préservation de la mémoire. Certains moments fugaces d’éveil, déclenchés par une odeur, une mélodie ou un visage familier, font ressurgir en lui des fragments d’un passé révolu. Cette fragmentation de la mémoire individuelle trouve un écho dans l’oubli progressif de l’histoire collective : que reste-t-il d’un peuple lorsque ses enfants éparpillés, finissent par ne plus se souvenir de leur propre histoire ?
Dans cette œuvre, Sinan Antoon nous fait éprouver avec une acuité poignante les fractures engendrées par la séparation, la guerre et l’effacement. Il explore ainsi avec finesse le sentiment de désorientation qui frappe les exilés, confrontés à un monde indifférent à leurs blessures. Face à une bureaucratie froide et des codes sociaux étrangers, ils portent le poids d’un déracinement qui les aliène et les maintient dans un « entre-deux identitaire ».
Deux chemins de croix
Inscrit dans une longue tradition de la littérature de l’exil, Comme un parfum de lavande met en lumière les effets psychologiques de l’arrachement de son pays. Sami, perdu dans une ville hostile, semble chercher désespérément son chemin vers Bagdad, un chemin qui symbolise moins un retour physique qu’une tentative de retrouver une mémoire sénescente. À l’inverse, Omar choisit la voie de l’oubli, et décide d’enfouir au plus profond de lui-même ce qui a conduit à sa déshumanisation.
Dans une écriture empreinte d’onirisme et de mélancolie, Sinan Antoon nous livre ainsi un récit bouleversant sur l’attachement à la terre natale, la fragilité humaine, la maladie et l’absence. Une œuvre plus que jamais d’actualité et qui résonne bien au-delà des frontières de l’Irak et des États-Unis.