
Farouk Mardam-Bey, Subhi Hadidi et Ziad Majed, de retour en Syrie.
Il m’est toujours difficile d’assimiler toutes les émotions ressenties lors de mon voyage en Syrie en janvier 2025. Mon retour à Damas, pour la première fois depuis 2003 et la chute d’un régime qui a torturé, emprisonné, exilé et tué des millions de personnes pendant 54 ans, a été une expérience marquée par l’anxiété, la joie et le désir de célébrer une victoire à la fois générale et très intime, même si elle fut profondément coûteuse. Le voyage a pris une dimension encore plus émouvante puisque j’étais en compagnie de deux amis chers, dissidents exilés, Farouk Mardam-Bey (éditeur et historien) qui retournait dans son pays natal pour la première fois depuis 1975, et Subhi Hadidi (chercheur et critique littéraire) qui le visitait pour la première fois depuis 1987. Avec eux, j’avais publié à Paris en 2018 Dans la tête de Bachar al-Assad (Actes Sud). Nous avons été rejoints en route par Mohammad Ali Atassi (cinéaste et écrivain), avant de retrouver à Damas Yassin al-Haj Saleh (écrivain, médecin et ancien prisonnier politique) et d’autres amis chers à nos cœurs. Après des années d’exil et de souffrance, ce qui semblait impossible à leurs yeux est devenu réalité.
Un parfum de Damas
À Damas, nous avons marché dans des rues bondées, des marchés animés et des sites historiques – la mosquée des Omeyyades, d’anciens Khans et des cours que nous connaissions si bien autrefois. Certains endroits avaient changé, tout comme plusieurs quartiers de la ville elle-même. Pourtant, Farouk retrouva sans aide son chemin dans des ruelles encore familières, malgré les cinq décennies d’absence. Nous nous sommes rendus devant la maison de son adolescence, les maisons de ses tantes et de son grand-père, la librairie Avicenne où il avait reçu son premier salaire, son école primaire et le Centre culturel arabe qui lui avait publié son premier poème.
Nous nous sommes également arrêtés devant d’anciens « centres de sécurité » assadiens, des bâtiments des Moukhabarat qui inspiraient autrefois des chuchotements feutrés et dont on détournait le regard de crainte d’imaginer le supplice de milliers de personnes emprisonnées à l’intérieur. Certains de ces détenus ne sont réapparus qu’après la chute du régime, tandis que des dizaines de milliers ont disparu comme des fantômes, laissant leurs familles à leur recherche. Sur les gravures des murs des prisons, sur les cartes d’identité éparpillées près des centres de détention ou sur les restes des dossiers de renseignements d’un appareil de sécurité, les familles tentent toujours de découvrir les dernières traces de leurs proches ou d’y déceler des indices menant à eux.
Les effets des années d’une dévastatrice crise économique, d’une corruption qui a ravagé tout le système étatique étaient palpables dans la ville. Du régime Assad, autrefois omniprésent dans la sphère publique et envahissant dans la sphère privée, ne restent que des statues que les gens déboulonnent et piétinent à tour de rôle. En même temps, les conversations dans les cafés, les taxis ou même les magasins se sont animées, rompant avec le long et pesant silence. Elles portent désormais sur l’avenir, sur la livre syrienne et l’inflation, la levée des sanctions et la reconstruction, le retour des réfugiés et la réconciliation, la sécurité et le travail, la préservation des libertés durement acquises et les droits des femmes, et sur les chantiers de la justice transitionnelle. Les nouvelles autorités, confrontées à d’énormes défis, s’efforcent d’instaurer en premier lieu la stabilité. Toutefois, dans cette atmosphère d’incertitude, des sourires s’esquissent et un espoir palpable emplit l’atmosphère, renforçant la conviction que les champs de tous les possibles se sont ouverts avec la chute du régime.
Chaque jour, une odeur légère de naphtaline flottait autour de moi. Elle semblait provenir du mobilier et du lit de ma chambre d’hôtel. Elle me ramenait aux souvenirs des premiers hivers beyrouthins, lorsque les pullovers en laine étaient sortis des placards, protégés par de minuscules boules blanches nichées dans tous les recoins. Mais à Damas, cette odeur avait une autre signification. Elle était une métaphore, le parfum de la ville elle-même. Une cité, longtemps enfermée dans un silence étouffant, se déployait à présent comme les vêtements d’une vieille valise, respirant à pleins poumons l’air vif de Qassioun et des montagnes occidentales, chassant ainsi les restes de son long sommeil forcé.
© Ziad Majed
Marcher dans les ruines : Jobar, Zamalka et Yarmouk
Quitter Damas pour la Ghouta a été une expérience à la fois impressionnante et triste. Je m’étais promis que mon premier retour en Syrie inclurait des visites à Jobar et au camp de Yarmouk. Daraa al-Balad et le quartier de Baba Amr à Homs suivraient lors d’un voyage ultérieur.
C’est parce que, Jobar, à quelques centaines de mètres de la place Abbassiyyin de Damas, a été un bastion révolutionnaire inébranlable, symbole de la résistance au régime et à ses soutiens russes et iraniens. En avril 2011, il a été le théâtre d’une manifestation pacifique massive. Les manifestants, qui, torse nu, témoignaient de leur non-violence, ont d’abord été accueillis par des tirs de mitrailleuses, puis par les lames des shabihas. Deux ans plus tard, en avril 2013, après que la révolution s’est transformée en lutte armée, Jobar a subi l’une des premières attaques chimiques du régime. Il est demeuré un champ de bataille, à la fois en surface et sous terre, dans des tunnels, jusqu’en 2018, lorsque ses défenseurs, contraints de battre en retraite suite à la chute de la Ghouta, ont embarqué dans les bus verts pour « l’exil » dans le cadre des fameux accords négociés par la Russie.
Le camp de Yarmouk, autrefois surnommé la « Petite Palestine », était quant à lui un lieu de résistance et de grande souffrance. Le soi-disant « régime anti-impérialiste » a affamé, bombardé et massacré des milliers de ses habitants palestiniens et syriens. Pour moi, Yarmouk est surtout associé à des amitiés et à de longues lettres échangées avec plusieurs de ses militants pendant le siège. En 2010, un ami cinéaste français, Axel Salvatori-Sinz, avait abandonné sa thèse de doctorat sur Yarmouk pour documenter son histoire, capturant depuis les toits, des moments d’humour, d’amour, de tendresse et de colère. Les protagonistes de son film, Les Chebabs du Yarmouk, ont connu des destins tragiques après 2011 : tués par des snipers du régime ou sous la torture, ou contraints à l’exil. Des années plus tard, le cinéaste lui-même est décédé suite à une maladie foudroyante, mais je garde toujours la copie du film qu’il m’avait offerte (comprenant en « bonus » une interview que nous avions réalisée sur l’histoire des camps palestiniens en Syrie), en témoignage de tout ce qui a été perdu.
En quittant Damas tôt le matin, Mohamad Ali Atassi, son fils Nour, Subhi Hadidi, Farouk Mardam-Bey et moi avons d’abord atteint Jobar qui n’est plus aujourd’hui qu’un champ de ruines, dénué de tout signe de vie humaine. Il était difficile de s’y déplacer à pied, car des chiens errants parcouraient les décombres, observant les visiteurs avec une curiosité menaçante. Ensuite, nous sommes arrivés à Zamalka dans la Ghouta. Nous y avons rencontré Abu Imad Yousef al-Ghosh, un éminent révolutionnaire qui a été contraint de se déplacer à Idlib en 2018, avant de revenir après la chute du régime. Avec son gendre Muhammad, il nous a fait découvrir les ravages de Zamalka, en s’arrêtant au cimetière où plus de 1 000 personnes, dont 900 victimes de l’attaque chimique d’Assad du 21 août 2013, sont enterrées dans des tombes anonymes…
Dans l’après-midi, accompagnés d’Ahmad Shehadeh, Farouk et moi-même sommes entrés dans Yarmouk. Le camp dévasté et pillé par le régime et ses mafias faisait écho à la destruction observée aux camps de Jabalia et Shuja‘iyya, victimes de la barbarie israélienne à Gaza. Le cimetière de Yarmouk, bombardé puis profané par les Russes et les Iraniens à la recherche de dépouilles (de deux soldats israéliens, disparus durant leur invasion du Liban en 1982), témoigne de l’horreur de la guerre. On y trouve aussi la tombe de Khalil al-Wazir, Abou Jihad, le grand leader palestinien, assassiné par le Mossad à Tunis en avril 1988, ainsi que celle d’Ezzedine al-Kalak, le représentant de l’OLP en France et le grand ami de Farouk, d’Elias Sanbar et de Leïla Chahid, assassiné à Paris par le groupe d’Abou Nidal en août 1978.
Au milieu des ruines, la résilience brillait pourtant de mille feux. Quelques survivants de retour ont ouvert des petits commerces : pharmacies, ateliers d’aluminium, étals de marché de fortune. Des enfants jouaient au football parmi les bâtiments en ruine, créant des moments de joie dans un environnement d’apocalypse. À l’extérieur du cimetière, des femmes étaient assises sur des pierres, regardant tranquillement le soleil couchant marquer la fin d’un autre jour.
Le soir, nous sommes rentrés à Damas. À vrai dire, les seuls mots qui nous sont venus à l’esprit en traversant Jobar, Zamalka et Yarmouk étaient ceux du grand poète Abul Alaa al-Ma‘arri : « Allège le pas ! Je pense que l’écorce de la terre n’est faite que de nos dépouilles. Chemine lentement, si possible, dans les airs. Ne te pavane pas sur les cendres des humains. »
Paix à ceux qui sont enfouis sous la terre, afin que nous puissions cheminer libérés du régime de la cruauté et de la dévoration des corps et des âmes…
Une autre version de ce texte est parue en arabe dans Megaphone.