
L'affiche de l'exposition « Encounters » à Saifi, dans le centre-ville de Beyrouth. Photo DR
C’est une histoire vibrante, teintée de nostalgie et de poésie, qui se tisse lentement autour d'une vieille amitié entre Karen Klink et Abdallah Hatoum. Avec leur première collaboration intitulée « Encounters », ces deux artistes, aux parcours distincts mais complémentaires, invitent le spectateur à un voyage à la fois intérieur et extérieur, où la mémoire, l'amour et l'absence se conjuguent en une harmonie artistique.
Karen Klink, actuellement installée à Barcelone, revient régulièrement dans son pays d'origine, où elle puise une part de son inspiration. Née dans un environnement où l'art était perçu avec réticence, elle a longtemps dû contenir sa fibre artistique. Ce n’est qu’auprès de sa professeure d’illustration, Michèle Standjofski de l’ALBA, qu’elle trouve l’élan nécessaire pour libérer son talent. Le tatouage, qui aujourd’hui constitue son métier, devient pour elle une forme d’expression où elle refuse de se plier aux normes traditionnelles. « Je ne reproduis jamais une image qu'on me demande », souligne-t-elle, affirmant ainsi sa volonté de créer en toute liberté. Cette passion pour la création se manifeste dans de nombreux domaines artistiques, incluant la musique et les installations, témoignant d’un souffle créatif qui dépasse le simple cadre du dessin.

À l’opposé, Abdallah Hatoum, un artiste visuel libanais, s’affirme par sa maîtrise de la fresque murale et de la création d'objets qui transcendent le temps. La richesse de ses inspirations, puisées dans les arts islamiques, les voyages, les lectures et les multiples facettes des villes qu’ il parcourt, se reflète dans ses œuvres. Collaborant depuis 2006 avec la galerie Orient 499, il a su redonner vie à l’artisanat local à travers ses motifs brodés, se posant comme un véritable intermédiaire entre passé et présent.
Deux profils distincts, une même inspiration
La rencontre entre ces deux artistes prend un tour particulièrement évocateur dans le lieu lumineux de No Chef in the Kitchen, à Saïfi.
L’exposition enveloppe les visiteurs d’une dimension éthérée où se mêlent éléments mythologiques, symboles d'amour et réminiscences animales. Karen Klink explique : « J’ai travaillé à partir de dessins faits à la main, scannés, imprimés en risographie puis sur du voile. » Dans sa série « Les Amoureux », elle emprunte les arcanes du tarot pour transcender le matériau et faire résonner des échos poétiques de Constantin Cavafy, ce poète dont la sensibilité pour l'amour et le temps perdure.
Le bleu, le blanc et l’ocre des panneaux de voile déployés forment une invitation au rêve, oscillant légèrement au gré du vent, tout en amorçant une réflexion sur l’héritage culturel d'Alexandrie, ville natale de Cavafy. C’est d’ailleurs ce même Cavafy – « l'un des plus grands, le plus subtil en tout cas, le plus neuf peut-être, le plus nourri pourtant de l'inépuisable substance du passé » tel que Marguerite Yourcenar qui l’a traduit le qualifie – qui constitue le tronc commun de cette toute première collaboration basée sur le symbolisme d’Alexandrie. Un lien fort qui, pour Abdallah Hatoum, va au-delà de l'esthétique : « C'est le poème La Ville qui m’inspire en décrivant une humanité hantée par un passé qui ne lâche jamais prise. » Il poursuit, en évoquant les échos de son propre vécu : « Cette ville complexe, ce spectre qui hante les lieux que nous investissons, fait écho à mon rapport avec Beyrouth. »

Cette réflexion sur le lien entre le passé et le présent devient le cœur même de l'œuvre d'Abdallah Hatoum. Pour lui, « ce projet est un aboutissement », cherchant à invoquer les absents et à dialoguer avec les mémoires. « Comme une boîte de souvenirs dans laquelle on retrouve des photos de gens qu’on a perdus », il découpe des images anciennes de vieux magazines des années 1940-1950 pour créer des œuvres qui, en quelque sorte, élèvent ces « fantômes » dans un espace d’éternité. En cherchant à comprendre le poids des souvenirs, il insiste sur un aspect ancré dans la culture : « Il s’agit d’intégrer l’ésotérisme quand les moyens d’exaucer un souhait sont épuisés. » C'est dans cette quête qu’il se plaît à se rapprocher des méthodes anciennes, évoquant le style des portraits funéraires de Fayoum de l'Égypte ancienne, utilisant des peintures acryliques sur lin et intégrant des collages, des talismans écrits, des tissus teints, des fleurs séchées et d’autres éléments qui composent des médaillons muraux, encapsulant des sanctuaires miniatures.
La grenade, qui trouve également sa place dans ses œuvres, revêt une signification profonde pour Hatoum. Elle devient « un symbole d'abondance, de prospérité, mais aussi de beauté et d'amour ». Chaque pièce a sa propre narration, et chaque regard, chaque portrait, devient un écho des pertes et des souvenirs que l'artiste aspire à immortaliser. « Ce ne sont pas seulement des images », précise-t-il, « mais des histoires, des vies qui continuent de résonner ».
Plus qu’une simple exposition, « Encounters » est une ode à l’émotion, une exploration de la mémoire collective où chaque œuvre, soigneusement encadrée et ornée de fleurs séchées ou de feuilles d’or, évoque une beauté singulière.
Une exposition tout en émotions à l’image du lien qui unit les deux artistes qui existe autant dans la réminiscence que dans la présence. Karen Klink et Abdallah Hatoum affirment en chœur que cette première collaboration ne sera certainement pas la dernière. Une rencontre (Encounters) que tous deux considèrent comme une apologie de la lenteur, un frein au temps sans compromis.
« Encounters » se tient à No chef in the kitchen, Saïfi, dans le centre-ville de Beyrouth, jusqu’au 13 mars, du lundi au samedi, de 15h à 19h.