
Milia M., artiste conceptuelle, architecte d’intérieur et créatrice de vêtements. Photo Joséphine Leddet
Elle a fait partie de cette première génération d’artistes de tous crins rentrés « à la maison » dans l’après-guerre des années 1990 où « tout, au Liban, semblait possible ». À la fin de ses études à Esmod Paris, Milia Maroun, petit bout de femme tout en bouclettes aujourd’hui provisoirement cédées dans un combat contre le cancer, avait choisi d’enseigner en Syrie, à Esmod Damas qui venait d’ouvrir ses portes. Elle avait pourtant quitté un job bien payé où il lui aurait été possible de « grandir » en se fondant dans une masse dont elle n’aurait peut-être pas eu l’opportunité d’émerger. Cela ne l’intéressait plus.
« Rentrer », pour tout jeune Libanais, semble parfois une évidence, mais l’initiative n’est pas sans revers : « Rentrer chez ses parents, c’est toujours un retour à l’enfance. On est malgré soi infantilisé. J’ai eu peur, après des années à Paris où je regardais la vie en grand. Je me suis sentie prise à mon propre piège. J’ai eu cette proposition, à Damas, qui était un moyen de repartir pour mieux revenir. Ce fut une expérience extraordinaire. Sous le régime d’Assad père, les jeunes étaient totalement imprégnés de cet autoritarisme. Ils n’avaient aucune ressource pour créer. Il était fascinant de voir comment on pouvait trouver malgré tout des moyens d’inspiration. Ces jeunes avaient tout à donner, mais avaient besoin de moyens de créer et se surpasser au niveau de ce qu’ils pouvaient sortir hors des sentiers battus, témoigne la créatrice qui, à cette époque, revient tous les week-ends faire la fête dans un Beyrouth en effervescence. Durant cette période, de 1996 à 1999, je me suis attelée à poser mes repères, jusqu’à lancer, en 1999, ma première collection au Liban. »

« Le Liban est un terreau fertile pour la création, et ça, c’est inouï »
Elle vous parle d’une station de montagne où elle profite des vacances de neige en famille et en compagnie d’Aya, sa fille de six ans. Depuis qu’elle s’est mariée et installée à l’étranger, fermant définitivement sa boutique à Saifi Village, Milia Maroun, ou « Milia M. », pionnière du prêt-à-porter quand le gros de l’industrie libanaise de la mode était centré sur la haute couture, ne s’encombre plus d’enseignes. Elle qui avait commencé sa carrière beyrouthine, cherchant sa place et plaçant ses créations produites en Turquie chez If, magasin multimarques spécialisé dans les signatures montantes, fait le choix délibéré de devenir cette créatrice nomade qui pose ses malles là où elle se sait attendue.
« Aujourd’hui, je ne suis plus dans cette course à qui arrivera le premier ou à qui fera les meilleurs titres dans la presse ou les meilleures ventes », affirme-t-elle. Ce qu’elle voudrait, c’est tirer parti de cette « table rase » qu’offre à nouveau le Liban, après une énième période de crises et de guerres, pour inviter la jeune génération à recouvrer la foi en leur pays et reprendre le flambeau. « Le Liban est un terreau fertile pour la création, et ça, c’est inouï », martèle la créatrice. « Il est petit, mais toujours devant les feux de la rampe », ajoute celle qui se réjouit de la chance qu’offrent « la culture libanaise avec sa multiplicité, et ce moment unique de revenir et essayer de faire quelque chose ». « Nous avons au Liban une vraie communauté, toujours présente, toujours prête à l’entraide. C’est ce qui m’a manqué quand je me suis mariée en 2011 et que je suis partie. Je me suis sentie plus esseulée, sans tous les autres créatifs de ma génération, eux aussi disséminés de par le monde. Ce que nous avions au Liban était très fort et nourrissait à la fois notre création et la scène créative », poursuit-elle. Parmi ces amis, nombreux sont, en revanche, ceux qui ont décidé de ne jamais partir. Certains disent « se nourrir de leur histoire avec le Liban » et, en effet, leurs projets reflètent à divers degrés cette histoire particulière. Il ne s’agit pas forcément de récits de guerre, même si ceux-ci occupent la toile de fond, mais d’une « forme de poésie », selon les mots de Milia M. « On chante sa propre histoire à travers ce que l’on crée », précise la créatrice qui ajoute : « Le Liban nous a beaucoup pris, mais il nous a aussi tant donné ! »
« Ce drapeau intérieur que chacun porte comme un chant »
À cet égard, elle veut encore parler de ce feu qui anime tous ceux qui, comme elle, ont connu dans leur pays cette période intense de grandes promesses, de révélations et de propulsions aussi inédites qu’inattendues. «Peu d’entre nous ne sont pas habités par ce drapeau intérieur que chacun porte comme un chant. Il réapparaît au hasard, très indirectement, dans une musique de défilé chez un Rabih Kayrouz ou le fil d’inspiration d’un Ali Cherri dans l’œuvre duquel je vois un Siddhârta libanais », poursuit encore celle qui se dit malgré tout reconnaissante d’avoir eu l’opportunité de se confronter au vaste monde. « Le Liban est au final un bercail qui vous restreint tout en vous offrant des possibilités de créer. Le monde peut vous donner des ailes d’Albatros, mais comme chacun sait, celles-ci empêchent de marcher. » Aujourd’hui, Milia M. dit palper une libanisation du monde, au sens du chaos et de la corruption. Les précieuses communautés qui, au Liban, vous enveloppent et vous protègent, se traduisent pour elle, en France et ailleurs, en communautés refuges artificiellement formées pour la survie mentale. Quel serait le principal apport du Liban pour celle qui se prépare à participer au prochain événement « We Design Beirut », en octobre ? « L’angoisse que nous avons vécue dans ce pays nous pousse à créer tout le temps comme un mode de survie mentale », répond-elle sans hésiter. « De 2019 à il y a seulement quelques mois, les créatifs de Beyrouth ne savaient plus comment continuer. Logistiquement, matériellement, ils se demandaient comment rester mais, aujourd’hui, il y a un moment à saisir, une nouvelle aventure à vivre. Il ne faudrait pas passer à côté », martèle-t-elle.

Le « T » du kimono, le « A » de l’abaya
Nomade donc, un peu écartelée entre ses talents d’artiste conceptuelle, d’architecte d’intérieur et de créatrice de vêtements, Milia Maroun se recentre sur le manteau signature qui a fait sa popularité : le « kimabaya ». L’histoire en remonte à 2001 quand, dans la foulée de ce puissant élan créatif que connaît le Liban enfin stabilisé au niveau sécuritaire, le musée national rouvre ses portes et demande à plusieurs artistes de créer une pièce inspirée des lieux. Milia M. propose un manteau baptisé « Soi Soie », en shantung de soie imprimé d’un motif de bas-relief emprunté à un artefact. Reliant en deux patrons les deux extrémités de la route de la soie, de l’Orient proche à l’Orient extrême, elle associe la ligne en « T » du kimono et la ligne en « A » de l’abaya pour réaliser un vêtement aussi somptueux que facile à vivre. L’apparat du caftan ajoute au kimono une désinvolture toute méditerranéenne, une nonchalance à la fois solaire et précieuse qui va se fixer dans une coupe inédite.
Le « kimabaya » va bientôt devenir un archétype à son tour. Elle va lui ajouter des détails précieux à partir de chutes de tissus antiques ou de kimonos de collection qu’elle source auprès de deux collectionneuses. Ses malles, attendues de Genève à New Port Beach en Californie, portent ces trésors une année sur deux d’un bout à l’autre du monde. Parfois, et selon les trouvailles du moment, les collections suivent un thème. L’indigo par exemple, ce bleu issu d’une teinture naturelle qu’on retrouve dans les productions textiles de l’Afrique du Nord au Japon en passant bien sûr par les premières manufactures de jeans et de toile de Gênes, va courir dans les détails d’une ligne à part. Partout, ces créations ont des preneurs impatients. Des boutiques de luxe offrent leur espace pour deux semaines à un mois, parfois davantage. Voilà donc ce que continue à faire Milia M. quand elle ne décore pas des appartements pour le plaisir ou invente des histoires freudiennes autour du fil et du tissage. Elle qui voulait lancer un message aux artistes libanais de la génération Z, le résume en quelques mots : « Ne jamais, jamais, s’arrêter, toujours essayer de trouver la brèche qui nous fait nous lever le matin en disant “j’ai envie de faire cela, et tout faire pour y arriver”. C’est cela qui nous remue le ventre et non les idées préconçues. »
Mila M une pionnere de la mode et quelle elegance! Bravo
08 h 22, le 27 février 2025