
Surprise de ce défilé donné en janvier, lors de la semaine parisienne de la haute couture : la présence d’une collection masculine à part entière. Photo Georges Hobeika
À la source de la maison Georges Hobeika, il y avait donc Marie, la mère du couturier. « Marie l’énergie, Marie la sagesse », disait-on. « Marie la transmission », faudrait-il ajouter. Couturière et brodeuse elle-même, Marie Hobeika rassemblait et soutenait les siens, communiquant à son fils son amour profond de la belle ouvrage et sa quête d’excellence. Dès 1995, année de la fondation de la maison Georges Hobeika, elle est déjà présente au sein de l’équipe de tailleurs spécialisés. Georges sera rejoint en 2022 par Jad, son propre fils, désigné codirecteur créatif de sa maison éponyme à la fin de ses études à l’École de la chambre syndicale de la couture parisienne. Pour la belle saison 2025, c’est une fois de plus ensemble que père et fils réalisent une collection haute couture. Celle-ci est dédiée à Marie, récemment décédée. Jad, fier petit-fils de Marie, est aussi impliqué que son père dans cet hommage filial. Il y a quelque chose à la fois d’hétéroclite et de constant dans cette collection pensée autour de cette figure centrale, bienveillante inspiratrice. Son « voyage », dans un au-delà qui n’empêche pas sa présence, dicte formes et couleurs. La collection à quatre mains cherche sa cohérence sans obligation de justifier le lien entre, ici une crinoline noire et rigide ornée d’une guirlande dorée peuplée d’oiseaux, là une ample tunique de soie vert émeraude rythmée d’un motif stylisé de plumes de paon, là encore un sage tailleur rose poudré à veste courte, col de velours et quatre boutons, accompagnant une longue jupe de tulle fluide rebordée de cristaux, ou une robe bleu Klein, col rond et manches trois-quarts, texturée d’une répétition florale en 3D, ou un somptueux caraco tout en volumes de bouclettes de plumes noires entourant un talisman central de brocard doré. Surprise de ce défilé donné en janvier, lors de la semaine parisienne de la haute-couture : la présence affirmée d’une collection masculine à part entière.

Constructions rigoureuses et associations inhabituelles
Si l’on reconnait dans cette collection le vocabulaire tailleur de Georges Hobeika, adepte des rubans romantiques et, par contraste, de ces tissus dont on dit qu’ils ont de la tenue et qui autorisent des architectures rigoureuses, la «patte » de Jad y est tout aussi présente. Le jeune créateur, qui fréquente l’atelier depuis ses 16 ans et se plonge dans les archives de la maison depuis plusieurs années, a son idée précise de l’identité esthétique propre à Georges Hobeika.
Partant de là, il y associe sa vision personnelle et son intuition de l’air du temps. À la palette poudrée de Georges, à ses constructions rigoureuses, on voit s’ajouter des associations inhabituelles de noir et or, les volumes d’un blouson étole ou la fantaisie d’une tunique kimono à col démesuré. Incontestablement, Jad Hobeika se révèle gardien d’un temple dont il détient la clé de l’avenir, poussant plus loin l’audace à partir des bases immuables posées par son père. La collection masculine se distingue par des vareuses de smoking, modèle original de ce vêtement à l’origine décontracté, puisque destiné aux fumoirs, brodées en 3D d’une accumulation de fleurs pailletées, ou alors rehaussées d’une guirlande dorée dont se détache une feuille qui va se glisser sous la cravate en guise de broche précieuse. La palette de l’homme se décline du noir au gris en passant par des nuances de prune. Les pantalons sont eux aussi larges et fluides, affichant une élégante nonchalance qui n’est pas sans rappeler les plis chics des années 1950, subtils signes extérieurs de richesse vu les métrages de tissus que cela implique à une époque de restrictions post-Guerre mondiale.

« Une âme erre autour du monde »
Cette diversité qui distingue la collection Georges Hobeika printemps été 2025 lui confère sans doute un aspect disparate. Celui-ci s’explique par le thème qui guide cette ligne et qui est donc ce « voyage » de Marie de l’autre côté de la vie, mère, grand-mère, éducatrice et à présent muse de deux générations de créateurs. Comment justifier autrement ces fleurs de paradis artificiels, ces oiseaux qui volent d’une robe à l’autre, de veste en paletot ou en manteau ? C’est Marie qui murmure à travers le vent soufflant dans leurs ailes, et donne parfum aux floraisons minérales, ou lumière au fil d’or qui court dans les branches printanières.
« Une âme erre autour du monde, suspendue aux échos de ses proches endeuillés. Doucement, peur et doutes se dissipent, un chemin suspendu s’éveille, Jusqu’aux portes du ciel qui épellent son nom.
Des créatures célestes chantent, s’élancent, paradent en harmonie,
Les fils invisibles des destins démêlés.
L’âme s’élève encore, vers la lumière pure, ultime, rejoint l’éternité, embrasse la paix suprême », lit-on en exergue du manifeste.

Seule la poésie, comme appelée au secours, peut ici exprimer ce que les mots techniques sont incapables de transmettre. « La collection reflète la façon dont la mort représente un voyage, une célébration de ceux qui nous ont tellement marqués qu’ils demeurent toujours présents à nos côtés » précise le tandem père et fils. Et tout à coup on s’aperçoit que les mannequins masculins défilent avec des chapelets de prière assortis à leurs tenues. Tout à coup on comprend qu’il y a quelque chose de volontairement angélique dans les transparences insolites, la palette céleste d’une aube ou d’un crépuscule, le velours de la nuit et les scintillements du jour. Il est à la fois touchant et fascinant de découvrir le résultat de ce travail à quatre mains de deux générations, réalisé sous le poids du deuil mais allégé par le tendre regard d’une mère et d’une grand-mère qui insuffle à la collection une énorme bouffée d’amour. La perfection est ici fidélité à la mémoire.