
La chanteuse Elodie, victime d'une déferlante raciste pour ses positions anti-Meloni. Photo Rai Uno
Dehors, le thermomètre frôle à peine les dix degrés. Depuis sa loge drapée de satin rouge au dernier étage du mythique théâtre Ariston, Federica s’amuse à interpeller les centaines de badauds s’agglutinant devant l’entrée de l’établissement suranné. Manteau en fourrure sur le dos et clope au bec, les bigoudis vintage dans ses mèches platines ne déconcentrent nullement cette richissime directrice artistique milanaise, connue un temps pour ses interventions musclées sur les plateaux des talk-shows berlusconiens tape-à-l’œil.
« Silvio m’avait demandé de me présenter sur sa liste aux élections législatives de 2001, mais quand j’ai vu toutes les pouffes de télé qu’il a traînées en politique, j’ai refusé en prétendant être une femme de gauche ! », glousse gaiement l’ex-patronne d’une éphémère station de « radio coquine ». Cinquante ans après sa première venue au festival musical, Federica assure en connaître toute l’histoire, ses secrets inavoués comme ses recoins cachés où se retrouvaient starlettes et députés pour « s’amuser en secret » une fois les caméras éteintes. « Avant je croisais Dalida en larmes dans sa suite le matin, puis Claudia Cardinale émoustillée dans un bar le soir », raconte la grande blonde triplement divorcée de Francesco, ancien producteur de Raffaella Carrà, autre figure emblématique d’une ère dissolue où se confondaient les accents et les frontières.

Icône incontestée de l'entertainment transalpin, cette dernière continue quatre ans après son décès de marquer de son empreinte le paysage médiatique d’un pays profondément fragmenté depuis l'accession au pouvoir de l’extrême droite de Giorgia Meloni à l’automne 2022. « Raffa disait ouvertement qu’elle était communiste, féministe et pro-gay », se souvient Francesco en évoquant ses performances mémorables dans Buonasera Raffaella, émission chorale qui a fait de la chaîne publique une référence à l’échelle européenne. « Il était plus facile d’être politiquement et socialement engagé dans l’Italie des années 1980 que dans celle de Meloni. Il n’y a qu’à analyser la programmation du festival. Proprette, sobre, neutre », ajoute le sexagénaire. « Qu’ont-ils fait de Sanremo et de sa culture transgressive ? »
L’anti-melonisme chevronné
À l’extérieur dans les rues bétonnées, les - toujours très populaires - mélodies des eighties invitent touristes et curieux à braver la pluie. La ville bruyante, festive et envahie de toute part par les camions ambulants transportant pianos à queue pailletés et contrebasses arc-en-ciel, accueille les jeunes pousses ambitieuses, anciennes gloires oubliées et pointures de l’industrie, le temps de cinq soirées retransmises en direct et suivies par 15 millions de téléspectateurs, soit près de 70 % de part d’audience.
Alors que Fedez (ex-compagnon de l'influenceuse star Chiara Ferragni) et Damiano David (leader du groupe Måneskin), assaillis par les paparazzis aux aguets, tentent de se frayer un chemin jusqu’aux rooftops de leurs hôtels respectifs en centre-ville, la Whitney Houston italienne sirote un cappuccino face à une horde de journalistes shootés aux apérols spritz. Célèbre pour avoir été la première interprète de Vivo per lei aux côtés d’Andrea Bocelli, Giorgia, 53 ans et 4 octaves de voix, est de retour dans la compétition trente ans exactement après sa victoire sur ces mêmes terres. « Je suis follement émue de revenir ici à Sanremo, la petite fille que j’étais a bien grandi depuis 1995 mais elle croit toujours que la musique est un formidable outil pour contrer les divisions que nous connaissons », récite-t-elle naïvement à L’Orient-Le Jour.

Des divisions, il y en a en effet plus que jamais. Plus tôt en conférence de presse, l’une des chanteuses les plus suivies en Italie se voit presque insultée par un parterre de reporters stupéfaits. Partie favorite du concours à la veille de la seconde soirée, le 12 février, Elodie voit ses chances partir en fumée en critiquant la cheffe de l’exécutif. « Même si on me coupe la main, je ne voterai jamais pour elle », clame-t-elle, agacée. Refusant de s'excuser ou d'expliquer sa virulente prise de position, pourtant peu surprenante au vu de ses engagements progressistes passés, la Romaine a rapidement été prise pour cible sur les réseaux sociaux par les partisans du parti Fratelli d’Italia, marqué à l’extrême droite de l’échiquier politique.
« Elodie est métisse et active dans la lutte pour les droits civiques. Tout ce que déteste le pouvoir actuel. Ça les gêne de voir que ceux qui remplissent des stades s’appellent Mahmood et Ghali », étaye Alessandra, ancienne chroniqueuse pour La Repubblica. « Le racisme systémique est tellement ancré dans notre société, dans nos ministères, nos rédactions, nos institutions, qu'il n’indigne plus grand monde en interne », poursuit-elle. « L’Italie est dangereusement en retard par rapport à ses voisins européens. Et ce n’est pas une reprise d'Imagine qui fera oublier ce qui se passe réellement »...
Nobels d’une certaine paix
Au même moment sur la scène illuminée de néons bleus, Noa et Mira Awad se tiennent main dans la main. Invitées de la soirée du 11 février, les deux artistes de nationalité israélienne déconcentrent le public en robe longue et costard obligatoire et récitent, en arabe et en hébreu, le tube de Lennon de manière quasi aléatoire. Ce moment, voulu symbolique au regard de la situation au Moyen-Orient, ne récolte pas l’effet escompté. « Est-ce le pape qui a donné sa bénédiction à ces Israéliennes pour chanter en notre langue ? », s’esclaffe Amir*, coiffeur professionnel d’origine tunisienne en plein brushing.

Plus tôt, une vidéo du souverain pontife était diffusée sur grand écran à l’occasion de ce 75e anniversaire. Feuilles en main, François déclare, sourire aux lèvres, que « la musique est un instrument de paix et elle doit le rester ». De quoi faire frémir cette fois les faux-cils d’une assistance visiblement touchée par cette diffusion dont le service de presse du Saint-Siège n’avait pas été informé.
Moins catholiques, les performances de rockeurs énervés et de mannequins reconverties rythment de 21 heures jusqu’à la nuit bien entamée la semaine sainte de la chanson italienne, respectée pour sa longévité et la qualité de sa programmation et souvent imitée sans grand succès. Au total, 29 artistes de tous âges et horizons, confirmés ou émergents, passent au gril, interprètent leurs titres originaux et espèrent ainsi succéder à Angelina Mango, lauréate en 2024, et se voir offrir l’opportunité de représenter le drapeau vert-blanc-rouge à l’Eurovision en mai prochain, en Suisse. « N’en déplaise à beaucoup de conservateurs et d’intellectuels, le concours, qui a su se renouveler ces dernières années, est un carrefour inépuisable de talents et un modèle efficace à suivre pour ceux qui veulent bien s’en donner les moyens », affirme Carlo Conti, animateur et directeur artistique de la plus vieille compétition musicale au monde.

« Nommer la gagnante ou le gagnant est un honneur, parce que cette personne entrera de facto dans l’histoire, dans l’inconscient collectif de notre nation », conclut le successeur du très populaire Amadeus dans la nuit de samedi à dimanche, quelques instants à peine avant de couronner Olly, vainqueur surprise avec Balorda nostalgia, une chanson triste comme en raffole les votants, salué pour sa « ténacité » après plus de six heures d’un spectacle télévisuel éreintant, visuellement impressionnant.
Toujours debout et légèrement alcoolisée, Federica, ses bouclettes défaites et ses traces de rouge à lèvre effacées, attend la sortie de Francesco, entré au théâtre pour apercevoir l’heureux élu peu avant 3 heures du matin. « J’ai connu le fascisme, les miaulements de Laura Pausini et les come-back malheureux des deux », avance-t-elle en direction d’un policier débordé qui essaye de maîtriser la foule. « Un dernier verre avant de rentrer à Milan amore ? »
*Le prénom a été modifié.
Un avis d'Italie. Article brillant mais faux. Après trop de festivals de Sanremo « politiquement corrects », une édition du festival qui s'est limitée à être un festival de la chanson et non une plateforme politique grossier.. Heureusement et avec beaucoup de succès.
19 h 39, le 20 février 2025