Critiques littéraires

Murakami, au pays de la fiction devenue réalité

Murakami, au pays de la fiction devenue réalité

© Nathan Bajar

La Cité aux murs incertains de Haruki Murakami, Belfond, 2025, 551 p.

Rien qu’au Japon, le dernier roman de Haruki Murakami s’est vendu à plus de 4 millions d’exemplaires. Dans le monde, ses lecteurs sont de plus en plus nombreux et, chose étrange et inédite, ils sont de tous âges, de l’adolescent à la personnage âgée, et appartiennent indifféremment à toutes les classes sociales. C’est pourquoi, désormais, chaque nouvelle parution de cet auteur devenu culte est aussi attendue qu’auscultée. Alors, comment est-il le nouveau Murakami ?

Espérée depuis plus d’un an et demi en France, la nouvelle livraison du maître japonais est attendue avec impatience par tous ses fans. On sait que cette Cité aux murs incertains, publiée chez Belfond, reprend et prolonge une nouvelle que l’auteur avait fait paraître il y a quarante ans. Murakami déclare en postface de son livre : « Je n’étais pas vraiment satisfait de son contenu, pour diverses raisons, j’avais l’impression d’avoir mis au monde cette histoire prématurément. » Le maître reprendra le motif dans un de ses romans La Fin des temps en 1985, mais témoignera encore de son sentiment d’inaccomplissement. Il faut croire que cette histoire, s’affranchissant des règles du temps et de l’espace, le travaille au cœur depuis longtemps.

Voici donc l’histoire : deux adolescents, une fille de 16 ans, un garçon de 17, se rencontrent à la suite de leur participation à un concours d’écriture. Elle habite Tokyo, il vit dans une petite ville côtière. Ils s’organisent pour se voir une fois par mois : un coup c’est elle qui prend le train et vient marcher avec son ami le long d’une plage déserte  ; un coup c’est lui, le garçon, qui par ailleurs est le narrateur de toute l’histoire, qui se rend à Tokyo et retrouve son amie dans un square ou au café. Leur histoire d’amitié puis d’amour va bon train jusqu’au jour où la jeune fille cesse toute correspondance et tout échange avec le garçon. L’adolescente a littéralement disparu.

Le narrateur va tout entreprendre pour la retrouver, y compris accéder à un autre monde où les licornes chantent au matin, où les aiguilles ne s’affichent pas au cadran des horloges et où les habitants ne sont pas dotés d’ombre. Est-ce un monde si différent du nôtre ? Voire. « Les personnes qui vivent à l’intérieur du mur ne peuvent pas sortir, celles qui se trouvent à l’extérieur ne peuvent pas rentrer. Tel est le principe de base qui entre dans la cité n’a pas le droit de posséder une ombre, mais qui en sort doit en avoir une. »

Des adolescents un peu désocialisés la bascule dans un contre-monde. Des paysages éthérés et des intérieurs dépouillés, un goût pour les choses éphémères, par moments des confessions à cœur ouvert, des chats, et toujours la quête infinie d’un espoir d’éternité sont les ingrédients de tous les romans de Haruki Murakami. La Cité aux murs incertains n’échappe pas à la règle, même si – et c’est bien là son génie – le maître japonais pousse encore un peu plus loin le curseur de ses thèmes chéris.

Dès les premières pages de La Cité aux murs incertains, on est pris par le talent déconcertant de Murakami. D’abord, cette langue fluide qui s’adresse à tous et qui coule comme un ruisseau infini. Ensuite, cette attention à la psychologie de ses personnages dont il sait révéler l’intimité sans avoir à la bousculer. C’est très naturellement que la jeune fille confie qu’elle ne peut aimer car elle a « le cœur gelé » et qu’elle est capable de rester plusieurs jours sans rien faire. « Ça me tombe dessus, dit-elle, purement et simplement, voilà tout. C’est comme une énorme vague qui s’abat sur ma tête sans faire de bruit, qui m’engloutit, et mon cœur se fige tout raide. »

Enfin, il y a le mystère qui émane des livres de Murakami. Sans jamais peser ou l’imposer explicitement, ses histoires où la quête d’identité est prépondérante, réactivent à bas bruit les grands mythes de la tragédie antique. Ici le mythe d’Orphée et d’Eurydice. Peut-être de façon sous- jacente celui d’Œdipe-roi. De la même façon, les questions qui poussent ses héros à une introspection labyrinthique renvoient à un thème universel de nature existentielle : Qui sommes-nous ? Que pouvons-nous savoir ?

Souvent, il est dit que Murakami écrit des fables modernes. Il convient peut-être d’en douter. La fable transmet une réflexion morale par le moyen d’une histoire fictive qui l’illustre  ; elle met en œuvre des moyens fictifs pour rendre compte d’un sentiment vrai. Au sommet de son art, à 74 ans, Murakami dépasse le cadre de la fable. S’interpénétrant en permanence, à l’image des ombres de La Cité aux murs incertains qui nous accompagnent ou disparaissent selon que l’on bascule d’un monde à l’autre, que l’on passe par-dessus le mur, Murakami brouille les frontières entre fiction et réalité.

Pour les rêveurs éveillés que sont ses millions de lecteurs, les récits de Murakami ont pris valeur de vérité. Longtemps qu’ils ont aboli toute différence entre fiction et réalité. Pourquoi auraient-ils tort ? La littérature n’aurait-elle pas le pouvoir d’enfanter des mondes ? La Cité aux murs incertains est bien plus qu’une fable. Si un autre monde existe, il se trouve dans les livres de Murakami.


La Cité aux murs incertains de Haruki Murakami, Belfond, 2025, 551 p.Rien qu’au Japon, le dernier roman de Haruki Murakami s’est vendu à plus de 4 millions d’exemplaires. Dans le monde, ses lecteurs sont de plus en plus nombreux et, chose étrange et inédite, ils sont de tous âges, de l’adolescent à la personnage âgée, et appartiennent indifféremment à toutes les classes...
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