
Photo d’illustration bigstock
La guerre permet à l’être humain d’oublier ses conflits personnels. La guerre terminée, ils réapparaissent.
À peine le cessez-le-feu annoncé, Sami* vient me voir en urgence. Sa claustrophobie est revenue. Ascenseur, chambre, salle de bains, W-C… il ne peut pas se trouver dans un espace clos et éprouve alors une grande angoisse : suffocation, poitrine serrée, sueur frontale, mains moites et surtout une sensation de mort imminente. Il doit sortir. Dans la rue, il se sent mieux, il n’éprouve plus rien et retrouve son calme.
Pendant la guerre, ses phobies avait disparu, occupé qu’il était par les bombes, comment il fallait se protéger et où se cacher. En fait, la peur qu’il éprouvait avait laissé la place à la peur intérieure, une angoisse impossible à fuir. La phobie, quelle qu’elle soit, est une défense contre cette dernière. Par contre, l’objet phobique est toujours facile à fuir. Dans le cas de Sami, l’ascenseur en était un. Mais comment remonter chez lui ?
Il habite au 9e étage d’un grand immeuble. L’idée de prendre l’ascenseur le terrifie, il la chasse, et monte à pied. Une fois arrivé chez lui, pour ne pas avoir à se retrouver enfermé dans sa chambre, il décide de rester au salon, quitte à y dormir. Le salon est grand, même très grand. Depuis la mort de son père, il a pris l’habitude d’y rester quand l’angoisse le saisit. Sa mère et ses deux sœurs, au courant de son problème, acceptent cela et le laissent faire. Pendant la guerre et les bombes, elles étaient ainsi plus rassurées.
Mais les anxiolytiques, prescrits par tous les psychiatres qu’il a consultés, sont insuffisants à calmer son angoisse et il est obligé d’en augmenter les doses, au point d’être complètement abruti.
L’idée de consulter un psychanalyste lui était insupportable. Il finit par l’accepter et m’accepter parce que j’étais également médecin psychiatre, ce qui le rassurait. Il savait que la psychanalyse le renverrait à lui-même. L’idée que l’origine de ses angoisses était en lui lui était inacceptable : pourquoi et comment pouvait-il se faire souffrir ainsi ?
Pourtant, Sami, qui lisait beaucoup, était familier avec les théories freudiennes. Tout en reconnaissant qu’elles étaient justes, il refusait l’idée qu’il était le sujet de sa propre angoisse.
En séance, il commence à parler « théorie ». Le refoulement (l’oubli inconscient), souligne-t-il, était nécessaire pour permettre à l’être humain de vivre : sans le refoulement, il serait livré à sa propre angoisse. Il cite Lacan : « Être, ce n’est rien d’autre qu’oublier », mais ne voyait pas ce qu’il pouvait avoir refoulé lui-même.
Le symptôme, oui, il sait ce que c’est. Il vient à la place d’une parole qu’on n’arrive pas à dire. Il est d’accord avec les antipsychiatres : il n’y a pas de maladie mentale. « Oui, l’être humain souffre, mais la souffrance n’est pas la maladie. » En l’écoutant, j’étais agréablement surpris car ses idées étaient proches des miennes. Cette pensée me saisit : je me suis laissé séduire par ce qu’il disait et c’est exactement ce qu’il voulait, me séduire pour m’empêcher de l’écouter.
Et il continuait à réciter : « Je sais que la phobie est une projection à l’extérieur, sur un objet phobique, d’une angoisse intérieure. » Mais comment pouvait-il penser cela sans se rendre compte qu’il parlait de lui-même ? Cette idée s’estompa quand me revint à l’esprit une lettre d’insultes envoyée par un ami avec qui je venais de me brouiller. Tous les défauts qu’il m’attribuait n’étaient en fait que les siens, mais il ne s’en rendait pas compte.
« Vous pensez que la connaissance de tous ces aspects théoriques de la psychanalyse est nécessaire à votre thérapie ? » « Oui », me dit-il. « Alors pourquoi êtes-vous venu me voir ? »
*Le prénom a été modifié