Critiques littéraires Essais

Mémoire d’une coexistence heureuse

Mémoire d’une coexistence heureuse

D.R.

Three Worlds: Memoirs of an Arab-Jew de Avi Shlaim, One World, 2024, 336 p.

Avi Shlaim est un historien réputé du conflit israélo-arabe. Il avait jadis fait partie des « nouveaux historiens » israéliens remettant en cause les récits établis. Mais vivant essentiellement à Oxford, il a pris de plus en plus de distance par rapport à sa nationalité israélienne. Je l’ai rencontré plusieurs fois et j’ai même fait avec lui un entretien publié en 2010 par la revue Esprit sur comment les historiens abordaient le conflit de Palestine.

Ce livre se présente comme des souvenirs d’enfance et de jeunesse. On le quitte au moment où il va entrer la carrière universitaire. En fait, le vrai sujet est plutôt sa famille et l’histoire du judaïsme irakien qui a existé depuis le VIe siècle avant notre ère et qui a connu une sorte d’âge d’or dans les dernières décennies de l’Empire ottoman et les premières de la monarchie hachémite.

Cette communauté essentiellement urbaine tenait une place prédominante dans le commerce et les professions libérales et elle était culturellement profondément arabe, d’où la définition que l’auteur se donne de lui-même, celle d’un « Arabe juif » né en 1945. L’arabe était la langue parlée dans le milieu familial. Pour les gens de sa famille, le sionisme était une invention européenne qui ne les concernait pas.

Dans la seconde moitié des années 30, la montée d’un nationalisme arabe remet en cause le pluralisme irakien qui concernait aussi les Kurdes, les chiites, les Yezidis, les chrétiens. La politique de l’État tend à favoriser les nouveaux diplômés arabes au détriment des non-musulmans.

Le traumatisme majeur est celui de 1941 à Bagdad où une émeute anti-juive s’est produite à un moment où il n’y avait plus d’autorité dans la ville à la suite de la faillite de la révolte antibritannique. 179 juifs sont tués et plusieurs centaines sont blessées. C’est vraiment la fin de l’âge d’or, mais l’événement ne s’inscrit pas dans une continuité de persécutions, plutôt comme étant le début d’un effondrement.

Le choc final vient de la guerre de Palestine. Qu’ils sympathisent ou non avec le sionisme, les Juifs irakiens étaient largement soupçonnés par le grand public d’être des partisans secrets de l’État d’Israël. Ils sont dénoncés comme des étrangers, des traîtres, des agents d’une cinquième colonne au service de l’ennemi. Ils sont renvoyés de la fonction publique. C’est le début d’une véritable persécution.

C’est dans ce contexte qu’a lieu le grand exode de 1951-1953 qui a concerné 125 000 sur 135 000 juifs d’Irak. Une série d’attentats a accéléré le processus. Très tôt, on a accusé des agents sionistes d’en être responsables. Shlaim reprend en historien le dossier et montre que la plupart des attaques doivent bien être attribuées aux services israéliens. Cela a été d’ailleurs ultérieurement perçu comme tel par les immigrants.

Le reste du livre est consacré à son établissement en Israël qui s’est accompagné d’un déclassement social et culturel. Toute apparence d’arabité était considérée comme signe d’infériorité.

Dans ce contexte, mauvais élève, l’auteur est finalement envoyé poursuivre ses études en Angleterre. En 1961, à peine âgé de seize ans, il entre dans un troisième monde où finalement il s’établira.

Ce livre est très proche de celui d’Edward Saïd, Out of Place, avec la description d’un monde qui n’est plus représenté surtout par les souvenirs familiaux, d’où son côté très vivant et parfois anthropologique. Il exprime la nostalgie d’une coexistence qui n’est plus. Il est aussi une critique acérée d’Israël qui a relégué les Juifs orientaux à des rôles subalternes en effaçant leur culture et leur histoire, tout en utilisant leur exode comme justification de sa politique.

Shlaim dénonce l’échec des dirigeants israéliens à rechercher une paix durable avec leurs voisins arabes et critique leur préférence pour les solutions militaires au détriment des négociations diplomatiques. L’affirmation de l’identité juive se fait au détriment des Arabes israéliens et des Palestiniens des territoires occupés.

Avoir participé à trois mondes permet à l’auteur de prendre des distances et de se définir comme un « Arabe juif » en reconstituant un monde perdu et en se faisant le critique de la politique israélienne pour finalement devenir un Européen.

Il insiste sur la nécessité de se rappeler le passé, celui d’un temps de coexistence heureuse entre Juifs et Arabes parce que cette coexistence permet de discerner où se trouve la solution du conflit. Les nations comme les individus sont capables d’agir rationnellement, une fois toutes les autres solutions épuisées. C’est un beau livre, mais aujourd’hui la nostalgie tourne à la désespérance.


Three Worlds: Memoirs of an Arab-Jew de Avi Shlaim, One World, 2024, 336 p.Avi Shlaim est un historien réputé du conflit israélo-arabe. Il avait jadis fait partie des « nouveaux historiens » israéliens remettant en cause les récits établis. Mais vivant essentiellement à Oxford, il a pris de plus en plus de distance par rapport à sa nationalité israélienne. Je l’ai rencontré...
commentaires (1)

Envie de lire. Il y a aussi « Adieu Babylone, » de Naïm Kattan, Irakien juif lui aussi, adolescent en 1951, qui décrit le vivre-ensemble avant . Il a émigré au Canada , où il est devenu romancier de langue française, disparu nonagénaire il y a quelques années.

Hacker Marilyn

15 h 48, le 09 janvier 2025

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Commentaires (1)

  • Envie de lire. Il y a aussi « Adieu Babylone, » de Naïm Kattan, Irakien juif lui aussi, adolescent en 1951, qui décrit le vivre-ensemble avant . Il a émigré au Canada , où il est devenu romancier de langue française, disparu nonagénaire il y a quelques années.

    Hacker Marilyn

    15 h 48, le 09 janvier 2025

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