D.R.
Nul reflet dans le miroir de Abdo Wazen, traduit de l’arabe par Antoine Jockey, Éditions LansKine, 2024, 80 p.
Né au Liban en 1957, Abdo Wazen est journaliste et critique littéraire depuis 1979. Il a publié une dizaine de recueils et de récits remarqués dont, en version française, une anthologie de ses poèmes intitulée La Lampe de la discorde (La Différence, 2010) et, chez Actes Sud, ses Entretiens sur la poésie avec Mahmoud Darwich (2006), et À cœur ouvert (2016), un récit bouleversant écrit après une opération chirurgicale à cœur ouvert, où il explore l’étroite frontière entre vie et trépas…
Dans Nul reflet dans le miroir, le poète questionne la nature pour y puiser la poésie et trouver des réponses aux tourments de la vie, au temps « que nous escaladons nuage après nuage », à la fuite des jours qu’on « regarde tomber comme les feuilles de l’arbre », à travers des correspondances subtiles et un dialogue permanent avec l’azur « cet abîme où nous planons dans une joie métaphysique », les étoiles, les nuages, la mer, le soleil « qui se noie au crépuscule » en « lestant son ardeur de secrets », les arbres et les oiseaux « à l’étroit dans le ciel »… Abdo Wazen nous offre des leçons de vie et une réflexion sur notre présent et notre devenir. Solitaire « comme la mort » ou « comme la lune » dans « un monde désert » et « un pays sans nom » dont il est « devenu le seul résident », au milieu d’un « brouillard sans fin », pareil à un fantôme « qui a perdu ses yeux » et « ne voit pas son visage dans le miroir », il se réfugie dans l’imaginaire, dans le rêve, dans le sommeil peuplé d’ « étrangers déboussolés », voire dans le vin « qui grise l’âme »… Rattrapé par l’actualité, il rend hommage aux enfants de Palestine et de Syrie « que la mort a fauchés au milieu de leur sourire »…
Mais le poète « ne ferme pas sa fenêtre » et croit en la puissance de l’amour qui, bien qu’il puisse blesser comme un couteau (Gibran nous le rappelle dans Le Prophète), « apprend au désert à ouvrir son livre » et emplit l’âme « comme une coupe ». Bien qu’il soit endormi, il garde les yeux ouverts : « Nous, les somnambules, dormons éveillés et veillons dans les plis du sommeil. » Dans un élan « astrophysique », il reste sensible à l’infini, à l’âme de Dieu « qui souffle sur nous avec la brise » et à « la lumière qui embrase nos étoiles ». Le poète n’a pas besoin de comprendre les mots du livre ouvert du ciel tant qu’ils lui apportent ce qui palpite en lui et ce qui vit au plus profond de son être.
Loin de toute sensiblerie et des exercices surréalistes abscons, le poète se penche sur son destin qui est aussi le nôtre. Panthéisme, existentialisme, métaphysique, métempsycose… sous-tendent ses textes, y compris les poèmes en prose, qui prennent un sens philosophique tout en donnant un sens à notre propre vie. Et quand bien même le poète se dit perdu dans le brouillard, il fait preuve d’une clairvoyance qui n’est pas sans rappeler la conception de Rimbaud selon laquelle « le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens »…
Le poète croit enfin en la force de la poésie, capable de « réchauffer les yeux esseulés ». Son recueil en est l’illustration la plus frappante : intelligibles et touchants, les poèmes de Abdo Wazen « n’arrivent pas en retard ». Ils tombent à point nommé pour nous arracher au désert.