Mais alors pourquoi cette vie, et pas une autre ? Pourquoi suis-je moi, et pas lui ? Et pas elle ? Et vaut-il mieux rester ici, à Amherst, dans le Massachusetts, ou partir vers l’horizon ? Mais ici ou là-bas, chez soi ou ailleurs, cet horizon sera toujours aussi loin, toujours à la même distance. Rester plutôt sur place, et écrire. Voilà. Écrire, puisque seuls les mots libèrent.
À la question de savoir qui est Emily Dickinson, il y a longtemps eu, après sa mort en 1886, une version officielle ne minorant en rien son importance mais issue des versions expurgées – voire réécrites – de ses poèmes, et de quelques lettres, certes magnifiques mais accréditant toutes l’image d’une recluse, à la fureur romantique et cérébrale. La densité de son œuvre est telle, de ses 1 789 poèmes (dont uniquement 10 publiés de son vivant !), que cette première version d’Emily Dickinson suffisait déjà à en faire sans doute la plus importante poétesse de tous les temps. Mais, depuis les années 70, les biographies se sont multipliées et la réception critique s’est affinée, surtout dans les pays anglo-saxons. Il ne manquait plus que la publication de l’ensemble de ce qui nous est parvenu de sa correspondance, soit quelques 1 300 lettres (mais elle en aurait écrit dix fois plus…), pour ébaucher le portrait d’une auteure à la complexité sans précédent, bien plus nuancée que son contemporain Walt Whitman (lequel aura pourtant bénéficié d’une gloire autrement immédiate).
Plus les éléments autour de sa personne s’accumulent, plus Emily Dickinson semble insaisissable, toujours un peu ci, un peu ça, toujours un peu comme, jamais pleinement elle-même, sinon pour immédiatement en échapper.
« I’m Nobody! Who are you?
Are you - Nobody - too?
Then there’s a pair of us! »
Une main est tendue, qui trouvera, bien des années plus tard et de l’autre côté de l’Atlantique, une réponse dans « Bureau de tabac (Tabacaria) » de Fernando Pessoa, et son « Não sou nada » :
« Je ne suis rien.
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde. »
Comme Pessoa, Dickinson explore le multiple, pousse les mots dans leurs confins et joue de l’équivocité des situations. « Within is so wild a place. »
Si Dickinson est complexe, son œuvre l’est encore plus. Les tirets surgissent un peu partout, les majuscules aussi, des mots manquent. Avec souvent la densité d’un haïku, parfois même sa forme. Mais cette forme n’est peut-être qu’une diversion alors que, selon l’analyse de Pierre Vinclair (qui a dirigé le numéro de janvier-février 2024 de la revue littéraire mensuelle Europe consacré à la poétesse, une somme admirable dont, un an après, on n’a pas fini de faire le tour), la leçon de Dickinson consisterait à mettre des majuscules et des tirets pour faire croire que le problème est dans les mots, « et, en arrière-plan, pousser les images à la crise à cause de la syntaxe ». Son approche des mots et des vers est tellement contemporaine, sa syntaxe tellement porteuse de sens et de strates que plus on en éclaire un aspect, plus un autre apparaît, dans un genre d’infini (« (...) and I’m out with lanterns, looking for myself. »)
Toutes les lettres rassemblées dans cette édition définitive – un des événements éditoriaux de 2024 – forment presque une autobiographie, et sont brillamment mises en perspective par Cristanne Miller et Domhnall Mitchell, au terme de recherches monumentales dans la presse quotidienne locale de l’époque, les journaux intimes de tous ses proches, les exemplaires personnels et annotés de Dickinson de The Atlantic Monthly et même les bulletins météorologiques. Il en ressort une auteure en même temps solitaire et amie fidèle, recluse et informée voire impliquée dans les affaires de son temps, en même temps chaste et mutine, en même temps amoureuse (entre autres) de Susie qui deviendra sa belle-sœur, et d’Otis Lord, un juge veuf et de près de vingt ans son aîné.
« I dwell in Possibility –
A fairer House than Prose –
More numerous of Windows –
Superior – for Doors – »
Elle « habite en Possibilité », celle de la poésie plutôt que de la prose. Mais elle écrit aussi de plus en plus de lettres, des lettres qui souvent, dans leur style, se rapprochent de ses vers distordus. C’est alors l’ensemble qui fait œuvre, qui ouvre ses fenêtres et ses portes sur le monde.
Dickinson est née et morte dans la même maison, une maison qu’elle a peu quittée, mais elle n’a eu de cesse d’aller vers ses propres confins. Certes dans sa chambre, mais une « Chambre avec vue sur l’éternité », selon le merveilleux titre de l’essai que lui a consacré une de ses traductrices, Claire Malroux (Gallimard, 2005). Mais que Susie l’invite à une réunion mondaine, la voilà qui décline : « We meet no Stranger, but Ourself. » Moins elle se mêle au monde, moins elle est victime de son temps et des préjugés, et plus elle est libre de vivre plusieurs vies, notamment à travers ses lettres.
Elle est, en elle-même, une foule de gens, et pressent qu’elle se sentirait encore plus seule sans la solitude :
« It might be lonelier
Without the Loneliness – ».
Et parfois, si Susie, ou plus tard un autre aimé lui manque, il n’y a même plus de mots : « My heart is full of you; none other than you are in my thoughts, yet when I seek to say to you something not for the world, words fail me. »