Depuis la fin de la guerre de 15 ans, l’enseignement public et gratuit au Liban subit une dégradation continue qui en détourne les collégiens et étudiants en quête d’un enseignement de qualité. Miraculeusement, une petite école de mode créée en 2011 sur une initiative privée continue non seulement à dispenser un enseignement de haute qualité, mais réussit aussi à placer ses élèves sur les podiums internationaux. Au bout de trois ans de formation, ils sont happés par le marché et fondent souvent leur propre marque.
Cette école, Creative Space Beirut (CSB), aujourd’hui l’un des fleurons de l’excellence académique libanaise, est plus que jamais en difficulté. Les coups de boutoir de la pandémie de Covid-19, de la crise économique, de l’explosion du port et enfin la guerre israélienne ont affaibli la résilience de cette entreprise inclusive et éthique. CSB a aujourd’hui besoin à son tour du soutien de la communauté dont il contribue depuis 14 ans à faire briller les talents.
« Pourquoi ne pas créer une école ? »
Tout commence par des retrouvailles dans un supermarché, à New York. Dans une allée de Dean & Deluca, Sarah Hermez, diplômée de Parsons et de retour en coup de vent après un passage à Beyrouth, croise sa professeure Caroline Simonelli. Obsédée de créativité et de justice sociale, la jeune femme s’ouvre à son mentor de son besoin d’investir son énergie et son temps dans une vision qui pourrait faire sens et amorcer un changement.
« Tout à coup, elle m’a regardée et m’a dit : “Pourquoi ne pas créer une école ?” À cet instant, j’ai su ce que je voulais faire de ma vie. Évidemment, je n’avais aucune idée de la manière d’y parvenir. Je n’avais que 23 ans. C’était un défi immense, surtout que je n’avais jamais vécu au Liban, et encore moins créé une école », confie-t-elle à L’Orient-Le Jour.
De retour au Liban, Sarah Hermez s’attèle sans attendre à la rédaction d’une proposition pour un projet pilote. La vision à long terme de ce projet lui vient immédiatement. Elle conçoit une école autosuffisante qui serait aussi une marque. Caroline Simonelli lui a promis, si elle parvenait à en poser les bases, qu’elle viendrait au Liban l’aider à construire l’école. La graine plantée, le projet pilote est lancé en juin 2011. Peu de temps après, Sarah est rejointe par Georges Rouhana et Tracy Moussi. Ensemble, ils parviennent à créer une entreprise sociale en introduisant des solutions durables grâce à la marque CSB, à la boutique en ligne et à des projets de production.
Théorie, marketing, branding et mode digitale
CSB se distingue très vite par son engagement envers l’inclusivité, la diversité, l’éducation gratuite, les collaborations et l’ouverture à la communauté. Au cœur de cette entreprise sociale rayonne l’école de design de Creative Space Beirut (CSB-SD), une école gratuite de design de mode offrant un programme intensif de trois ans. Chaque année, un petit groupe d’étudiants, de 16 à 25 ans, est admis sur la base du talent et de la détermination. Ils bénéficient d’un soutien financier tout au long de leur parcours. Le programme consiste en une formation technique avancée et des cours de recherche créative et de développement, ainsi que des cours de théorie, de marketing, de branding et de mode digitale. Dès sa première année de fonctionnement, CSB se transforme en une success story et s’offre comme une option idéale à des jeunes habités par le feu sacré et n’ayant pas les moyens de payer les écolages des universités privées pour suivre leur formation.
Les étudiants reviennent enseigner
Entre enseignement gratuit, soutien communautaire et engagement en faveur du changement positif, Creative Space Beirut prouve très vite son impact profond et durable sur la vie de ses bénéficiaires, ce qui en fait une force transformatrice dans le monde de l’enseignement du design. Cet impact se mesure non seulement en chiffres, mais aussi à travers les changements significatifs réalisés dans la vie de ses étudiants et de leur communauté.
94 % des diplômés de CSB sont recrutés dès leur sortie de l’école. Nombre d’entre eux reviennent enseigner là où ils ont fait leur apprentissage, mais on les retrouve aussi à l’Alba ou à la LAU. Nombre d’entre eux gèrent aujourd’hui avec succès leur propre marque. Certains étudiants et anciens élèves ont travaillé sous la direction de designers renommés tels que Krikor Jabotian et Rym Beydoun (Super Yaya). Le prestigieux Fashion Trust Arabia Prize, avec ses attributions de 100 000 à 150 000 USD et ses programmes de mentorat, a été décerné aux anciens étudiants Roni Helou (2019), Amir al-Kasm (2023) et Ahmad Amer (2023). 100 % des candidats du CSB nommés pour le concours ont ainsi remporté le prix.
Roni Helou, une des success stories de CSB
L’une des histoires les plus extraordinaires de CSB est celle de Roni Helou, à la tête de sa marque éponyme, créée en 2017 et qui cartonne depuis le Qatar. Ayant rejoint CSB en 2013, il raconte avoir galéré pour se mettre au niveau de ses camarades. Sarah Hermez lui ayant confié les clés de l’école, il s’y rendait la nuit pour faire et défaire ce qu’il avait amorcé dans la journée, jusqu’à obtenir un résultat satisfaisant qu’il lui fallait encore retravailler le lendemain. Après son diplôme, il est encore soutenu financièrement par CSB et l’incubateur Starch fondé par Tala Hajjar et Rabih Kayrouz et mis en veilleuse depuis une poignée d’années. Ce soutien permet au jeune créateur de se faire connaître et de participer à Fashion Forward Dubai et d’enchaîner avec l’International Fashion Showcase 2019 à Londres, où il est finaliste.
Il reçoit ensuite le premier prix du premier concours annuel de prêt-à-porter de Fashion Trust Arabia en 2019. En 2021 et avec le soutien de la cheikha Mayassa bint Hamad ben Khalifa al-Thani, il base sa marque à Doha, s’attirant l’intérêt des magazines de mode qui comptent dans la région, des éditions de Vogue arabe et italien à Harper’s Bazaar Arabia, Dazed, i-D, The National UAE, Hypebeast, WWD ou Forbes.
« C’est la responsabilité de chacun »
Décédée en 2024, Caroline Simonelli laisse un message en forme de recommandation : « J’ai toujours pensé qu’il était de notre responsabilité de cultiver le talent, d’encourager le talent, de prendre soin du talent. C’est la responsabilité de chacun, une responsabilité morale, de partager une vision et de faire ce que nous pouvons. Qu’il s’agisse de temps, de parrainage, de collaboration – unissons nos forces pour rendre le Liban plus fort. Tout le monde y gagne ainsi. » Face aux défis socio-économiques persistants du Liban, Creative Space Beirut est resté un refuge pour les jeunes créatifs depuis sa création en 2011. Sa mission est de proposer une éducation gratuite et de haute qualité dans le domaine de la mode, tout en soutenant des infrastructures qui nourrissent la prochaine génération de créatifs et d’innovateurs, les aidant à façonner une industrie créative plus inclusive et impactante. La guerre au Liban met Creative Space Beirut en danger de fermeture d’ici à mars 2025. Sans un soutien urgent, l’éducation et l’avenir de ses étudiants sont gravement menacés.
Dans le vaste chantier libanais, une première pierre ?
Pour survivre au-delà de cette date butoir, CSB lance une campagne de financement participatif ouverte au monde entier, invitant ceux qui le souhaitent, conscients de l’urgence et de l’intérêt de maintenir l’école en activité, à contribuer à travers elle à l’avenir créatif et culturel du Liban. Les dons peuvent être effectués directement sur le site de Creative Space Beirut. Ces dons serviront à assurer une éducation gratuite aux étudiants en design de mode, ainsi que des bourses basées sur les besoins des étudiants, en particulier les jeunes issus de communautés marginalisées, en termes de logement, de transport et de fournitures essentielles. Dans le vaste chantier que représente aujourd’hui le Liban, si détruit que nul ne sait par où commencer, l’éducation, garante d’avenir et de développement certain, reste la première pierre à privilégier.