
L’actrice et metteuse en scène Julia Kassar. Photo Élie Salamé
Ce mercredi soir, la comédienne et metteuse en scène Julia Kassar sera au cœur d’une cérémonie aussi solennelle que fraternelle, durant laquelle le président de l’Université libanaise (UL), le Pr Bassam Badran, le doyen de la faculté d’architecture et des beaux-arts, le Dr Hicham Zeineddine, et son directeur Bernard Ghoussoub lui remettront une distinction couronnant cette fois son parcours dans l’enseignement du théâtre à l’UL. Non qu’elle soit particulièrement sensible aux honneurs, l’actrice de 62 ans qui aligne depuis 2004 au moins une demi-douzaine de prix prestigieux se dit particulièrement touchée par celui-ci, qui met en lumière un aspect peu connu de sa carrière, celui de l’enseignement. Elle se revoit jeune étudiante débarquant presque par accident dans cette institution qui, dès le premier jour, va tracer son destin et au sein de laquelle elle va devenir à son tour le maillon d’une chaîne qui permet au théâtre libanais de se perpétuer.
Il est où, le quatrième mur ?
Si vous rencontrez Julia Kassar dans la vie réelle, il vous semble aussitôt retrouver une vieille amie, une camarade de fac, de celles avec qui il vous est peut-être arrivé de covoiturer en périodes de pénurie ou qui vous aurait hébergée sous les bombardements. Vous la connaissez, vous ne connaissez qu’elle, son sourire radieux, son regard direct, lumineux même dans la pénombre de cette terrasse de café alors que la nuit tombe. Et puis elle vous parle comme on poursuit une conversation entamée la veille. Il est où, le quatrième mur ? Où commence la scène ? Avez-vous traversé l’écran ? Joue-t-elle à être elle-même, en ce moment où ses yeux rieurs vous regardent tenter de jouer votre propre rôle en posant des questions qui vont farfouiller dans son mécanisme, démonter sa boîte à musique ? « Pour leurrer, le monde ressemble au monde », écrivait Shakespeare dans Macbeth. Julia ressemble au monde, tellement. Tellement qu’elle en est votre amie d’enfance quand elle ne règne pas sur le Beyrouth des années 1960 en Madame Juliette dans Arrabat Beirut, la série de Philippe Asmar sur Shahed (janvier 2024), ou quand elle ne coud pas des tapis les uns aux autres, Pénélope à rebours dans Close to Here, un monodrame de Roy Dib sur une mère qui se prépare au deuil de son fils mobilisé, alors qu’il n’est même pas encore parti à la guerre.
Folle furieuse de danse
Mais revenons aux commencements. Une timide Julia Kassar à peine sortie de son adolescence engluée dans la guerre trouve dans l’intelligence particulière qu’elle a de l’espace son plus beau moyen d’expression. Son corps est son merveilleux instrument. Elle veut danser, elle danserait sur des braises, elle danserait des tangos, des figures abstraites, du ballet classique, elle voudrait être Nijinski, Noureev, elle danserait la danse du ventre, mais tout ce qu’elle voulait, c’était danser, « j’étais une folle furieuse de danse ! » Son étoile de l’époque, de toujours, est Georgette Gebara. Julia découvre que la fondatrice de l’École libanaise de ballet donne des classes dans le cadre de la faculté des beaux-arts de l’Université libanaise. Comment convaincre ses parents de son besoin absolu de suivre ces cours ? Elle s’inscrit au cursus d’art dramatique de l’UL, de l’autre côté d’un Beyrouth scindé, enseignant le matin, filant l’après-midi à la poursuite de son rêve. « Juste pour obtenir un diplôme », plaide-t-elle.
En ces années 1980, elle bravera les combats intempestifs, les obus et les aléas de la guerre, dansant le courage qui lui manque et se conformant sagement à sa promesse : cours de théâtre et parchemin. Sauf que le théâtre finit par l’absorber et prend le pas sur la danse. Julia est une jusqu’au-boutiste et une perfectionniste. Si elle avait commencé la danse plus tôt, elle serait passée professionnelle. Mais elle découvrait dans le théâtre, sous la férule des plus grands ténors de la scène libanaise de l’époque, les Raymond Gebara, Antoine et Latifé Moultaka, Jalal Khoury, Chakib Khoury, Maurice Maalouf, une magnifique option de rechange. Elle s’adonne à la scène avec tant d’abandon et de sincérité que Gebara lui offre le rôle principal de Dulcinée dans son Don Quichotte. Comment convaincre sa famille qu’il faut monter sur scène pour décrocher un diplôme ? Voilà qui constitue un coup de griffe dans le contrat de base : il ne s’agit pas pour la jeune femme de prendre le théâtre au sérieux, mais d’obtenir une licence qui lui donne accès à quelque emploi. Mortifiée, Julia se rabattra sur un second rôle.
« Une actrice qui jouait le rôle d’une présentatrice »
Elle passe sa maîtrise à l’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK) et aussitôt enchaîne pour la LBC, sous la direction de Chakib Achkar et sur un texte de Youssef Habchi el-Achkar, avec un rôle de premier plan dans une série télévisée, aux côtés d’acteurs du calibre de Rida Khoury, Philippe Akiki et Maurice Maalouf. Il s’agit d’une histoire d’amour et de trahison dans la bourgeoisie d’un village où le clergé est pris à partie. « C’était plutôt osé. La génération de nos parents était quand même plus libre en termes de politique et de religion que la nôtre », commente-t-elle. Elle sera également présentatrice, aux côtés d’un autre de ses professeurs, Émile Chahine, d’une émission ciné-club. « J’étais plutôt une actrice qui jouait le rôle d’une présentatrice », s’amuse celle qui s’apprête alors à revenir à la fac, cette fois pour former à son tour de nouvelles promotions d’acteurs qui vont assurer la continuité et contribuer à l’excellence de l’industrie libanaise de la scène, du spectacle et du cinéma.
Julia Kassar, l’un des piliers du théâtre libanais, également enseignante à l’Université libanaise. Photo Élie Salamé
Sujet au théâtre, objet au cinéma
À son tour, elle transmet Stanislavsky, Mikhaïl Tchekhov, Brecht à travers la vision de Jalal Khoury, Genet et ses Bonnes qui trouvaient dans l’imitation et le jeu la liberté que leur interdisait la réalité, jusqu’à ce que, échouant à assassiner leur patronne, elles la tuent symboliquement, l’une d’elles prenant le poison qui lui était destiné. « La scène est le seul endroit où je me sens libre », affirme Julia. « Le mot “liberté”, si difficile à définir, je le ressens sur les planches. Sur les planches, on est libre, on peut dire les non-dits. Sur scène, je suis moi, je n’arrête jamais. Même si on incarne un personnage, on est soi au plus haut degré. Je ne m’oublie pas, je n’arrête pas d’être moi. Mais je m’observe », nous confie-t-elle. Sur la différence, pour elle, entre cinéma et théâtre, elle considère qu’« au théâtre, on est sujet. On est au centre de l’image. Le boulot du metteur en scène s’arrête au moment où commence la représentation. Au cinéma, en revanche, on est objet. Il y a la caméra, le réalisateur, l’équipe technique, on fait partie d’une image, on n’en est pas la totalité. Mais si minime que soit l’espace de créativité accordé à l’acteur, il va l’exploiter pour créer ».
Une nouvelle génération de passionnés
Sur ses étudiants en théâtre de la faculté des beaux-arts de l’Université libanaise, Julia Kassar ne tarit pas d’enthousiasme. « C’est fou ! Dans la nouvelle génération, tous nos étudiants sont passionnés. Ils n’ont même pas terminé leur licence qu’ils écrivent déjà pour le théâtre. Je suis très fière d’eux. » On comprendra pourquoi le prix qui lui est remis ce soir a une saveur particulière pour cette admiratrice d’Isabelle Adjani, cette amoureuse de musique, tzigane surtout, et qui se fait fort de n’adopter un rôle que si le texte réussit à la séduire. Au bout de sa 27e année d’enseignement, ce prix a pour elle l’odeur de la maison.
*La cérémonie aura lieu le mercredi 8 janvier 2025 à 12h, à la faculté des beaux-arts de l’Université libanaise, Furn el-Chebback, salle Nicolas Nammar.
Que je suis fier de toi ma chere cousine! Therese aurait ete’ si emue
00 h 42, le 08 janvier 2025