Apparemment, il y aurait un bon et un mauvais jihadisme (à différencier d’islamisme : tous les islamistes, même « belliqueux », ne sont pas jihadistes). Quand il s’attaque à l’Occident et à ses intérêts, le jihadisme est mauvais. En revanche, lorsqu’il peut servir les intérêts de l’Occident, le jihadisme deviendrait bon. Et hop ! Le jihadisme ne fait plus peur ! Il est libérateur ! On lui reconnaît une grandeur de cœur ! D’ailleurs, ne voyez- vous pas comment il a troqué son abaya contre un pantalon ; son turban, contre une coupe soignée ? Il aurait abandonné sa vision mondialiste d’un « islam » militant, pour reconnaître les frontières des États qu’il considérait – hier encore – comme idolâtrie (taghoût) en terre d’islam. Il se serait « métamorphosé », comme par miracle –
Kafka doit se retourner dans sa tombe –, en mouvement de libération nationale contre un régime dictatorial. Alors on ferme l’œil. Voire, on applaudit. Il ne manquerait plus, à ce formidable tableau d’hypocrisie, que de demander au jihadisme de garantir le respect des droits de l’homme, ainsi que les droits des minorités. De ce pas !
Et les exactions contre les populations civiles en Irak et en Syrie, souvent à cause de l’appartenance confessionnelle ? Et les manifestations qui furent violemment matées, dans le sang, à Idleb, cette année même ? Avec les violations (massives) des droits humains qu’il a commises notamment pendant la dernière décennie, ce jihadisme se serait rapproché du niveau du tyran –
aujourd’hui déchu – de Damas, ainsi que de ses soutiens, non moins jihadistes – mais en version wilayat el-faqih. Et Samuel Paty dont l’assassin aurait vraisemblablement été en relation avec ce jihadisme triomphant en Syrie ? Et j’en passe !
Comment faire fi de tout ce beau palmarès ? Bon, ok, ce jihadisme serait toujours un peu mauvais, mais... il ferait du bien ! Comme le résume parfaitement le grand poète Keen’ V dans sa chanson À l’horizontale : « J’lui fais du bien tout en lui faisant du mal ». Du jihadisme bon et... orgasmique !
Trêve de sarcasme et autres mascarades. Ce n’est que parce que la sécurité d’Israël est bien plus importante, à ses yeux, que la liberté du peuple syrien, que l’Occident aurait permis que le régime tyrannique des Assad perdure en Syrie plus de 50 ans. Et c’est pour la même raison que l’Occident aurait mis 13 longues et terribles années –
après le début de la révolution syrienne – pour enfin permettre le renversement de ce régime en quelques jours. Avec les guerres de Gaza et du Liban, un nouvel ordre régional serait en train de naître au Moyen-Orient pour assurer une meilleure protection de la sécurité d’Israël : les Assad et consorts ne sont plus utiles pour cette tâche. La question palestinienne devra être « liquidée », avec un Israël – fer de lance de l’Occident dans la région – largement hégémonique, multipliant brutalement, impunément, ses frappes dans les pays limitrophes et bien au-delà.
On ne peut que se féliciter, ainsi que le peuple syrien et tous ceux qui ont souffert, pendant très longtemps, à cause du régime tyrannique, pour sa chute longtemps souhaitée. Mais il est triste que le droit du peuple d’un pays arabe à la vie et à la liberté soit ainsi une question « collatérale », d’importance secondaire, aux yeux du monde –
notamment de l’Occident –,
par rapport à la sécurité d’Israël. Il est aussi déplorable qu’il ne soit finalement permis de réaliser la libération d’un peuple du joug de la pire des oppressions – exercée par le régime des Assad, champion de la très raciste, exclusiviste et criminelle « alliance des minorités » – que par la main de jihadistes.
Encore plus affligeant : le deux poids, deux mesures d’une bonne partie de l’Occident et des régimes arabes par rapport à ce qui se passe dans la région. Sont terroristes les islamistes qui sont en guerre contre Israël dans les territoires palestiniens qu’il occupe ; mais sont des champions de la liberté les jihadistes – idéologiquement à droite des premiers – qui font tomber un régime dictatorial dans un pays voisin. Condamnable est l’alliance des islamistes palestiniens avec l’Iran contre l’occupation israélienne ; mais bienvenue est l’instrumentalisation que fait la Turquie d’Erdogan de la révolution syrienne par le biais de factions jihadistes qu’elle « sponsorise », afin de réaliser ses intérêts géopolitiques ainsi que ceux de ses alliés. Il est nécessaire de trouver une solution juste au conflit syrien sur la base des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU ; alors que la dynamique de normalisation – par enjambement des droits du peuple palestinien et l’extinction de sa cause – doit pratiquement remplacer une solution juste sur la base du droit international et des résolutions du même Conseil.
Non moins abjects sont les doubles standards du camp d’en face, celui de l’Iran et de ses acolytes. C’est « halal » que leurs milices profitent – à partir d’août 2014 – des frappes de la coalition internationale contre Daech, pour réaliser leur expansion en Irak et en Syrie, imposant un changement démographique dans de larges territoires de la région ; mais c’est « haram » que les rebelles syriens profitent aujourd’hui de l’affaiblissement des premières à cause des frappes israéliennes pendant les mois passés, pour effectuer leur avancée depuis le nord de la Syrie. Que le régime syrien se soit réservé pendant plus de 50 ans le droit de riposter contre Israël, alors même que le Golan est occupé, fait partie de la « patience stratégique » ; mais lorsque des rebelles osent combattre ce régime despotique, alors ils sont taxés d’« agents du sionisme et de l’impérialisme ». Un régime qui, en excellent pompier-pyromane, s’est aussi maintenu – comme beaucoup d’autres régimes dans la région – en se vendant comme rempart face à l’extrémisme, alors qu’il était lui-même son terreau le plus fertile. Horrible est aujourd’hui la valse des hypocrisies en Syrie : longtemps farouches défenseurs du régime, des personnalités publiques retournent, en bons opportunistes, leur veste après sa chute. « Davon haben wir nichts gewusst ! » martèlent-ils – mais en bon arabe – concernant les camps de la torture et de la mort. On n’en savait rien !
Ni vengeance. Ni amnistie générale. S’il nous est permis de prodiguer un conseil fraternel : pour bâtir la Syrie de demain sur des bases solides, les principaux responsables des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des actes de torture et de barbarie doivent être poursuivis devant une justice syrienne digne de ce nom, et ce quelle que soit leur appartenance politique ou confessionnelle. Pour le reste, une justice transitionnelle serait nécessaire. Le peuple syrien ne manque pas d’excellents juristes, notamment en Occident, qui sont à même d’une telle responsabilité. À condition, aussi, que le jihadisme ne soit pas considéré comme un humanisme, ni qu’il puisse faire sa loi. Sinon, nous ne serions que devant un énième acte de la tragédie absurde qui se joue dans notre région du monde depuis, au moins, 1918. Samir Kassir, qui prédit le temps des roses à Damas, ne rangea-t-il pas, aussi, ces idéologies parmi les causes/symptômes du « malheur arabe » ? Tragédie dont les effets atteignent de plus en plus directement les musulmans d’Occident qui, injustement stigmatisés, diabolisés par généralisations abusives et autres courts-circuits islamophobes, sont toujours parmi les premiers à morfler des répercussions du jihadisme.
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