« Je peux avoir des détails, en français s’il vous plaît ? »
– « Bombardement imminent sur l’immeuble en face de chez téta, Chiyah. »
– « Deghre bwej al-beit ! » (« Juste en face de la maison »).
– « Ça y est… »
– « Uff… notre immeuble est soufflé. »
– « C’est affreux ! »
– « Mais il est toujours debout ! »
– « Oui, tant mieux, pas trop touché. »
– « Akh, y a plus rien quoi… »
– « Si, il y a les fondations. »
Cet immeuble, c’est une frêle bâtisse de deux étages dans une ruelle du quartier Chiyah de la banlieue sud de Beyrouth. Toute petite fille, en vacances au Liban, j’allais sur son toit pour observer les poussins élevés par mon grand-père. C’est également dans ses escaliers ouverts aux vents que je me suis lacéré le genou sur un vieux baril rouillé.
Lors de notre déménagement définitif de la France vers le Liban, j’y ai habité un été entier. Quartier gris et chagrin, encore bien amoché en cet été 1995. Ma mère partait tous les matins astiquer le sol de l’autre appartement dans lequel nous poserions nos affaires. En l’attendant, je restais là, à regarder la rue par le balcon, ne comprenant pas bien comment j’étais passée, en l’espace de quelques jours, de ma petite ville du Poitou-Charente à cette rue perforée d’impacts de balles et d’éclats d’obus. Et lorsqu’on me demandait pourquoi j’avais les yeux rouges, je répondais que j’avais du savon coincé dans les paupières.
Peu de temps après, j’ai pris la décision que je ne parlerai pas l’arabe. Je souhaitais punir mon père de ses fabulations, car il nous avait conté Beyrouth les étoiles plein les yeux. Les parties de pêche avec mon grand frère, les randonnées dans la montagne, les citrons et les oranges du Liban-Sud. Mais aujourd’hui, je comprends que comme toutes celles et tous ceux qui ont survécu à plusieurs guerres, les pieds battant le sol dans les gravats, il anticipait déjà la reconstruction. Et il rêvait si fort que ses enfants aiment autant que lui son pays, son histoire, son bordel, sa lumière, sa mélancolie aussi.
Je suis née dans la banlieue sud de Beyrouth en 1985. Nous l’avons fuie la même année pour la France, et nous y sommes revenus 10 ans plus tard. J’ai exécré ses rues étroites et sales, sa vie grouillante et désordonnée, la poussière noire des pots d’échappement qui noircissait le carrelage de notre appartement, malgré les quantités d’eau passées au sol, semaine après semaine. À l’adolescence, j’ai toujours préféré y circuler de nuit plutôt que de jour, l’absence d’éclairage cachant la laideur de son urbanisme sauvage.
Mon père aussi avait dû quitter sa campagne pour la grande ville. Lui aussi avait dû s’adapter au béton, aux lignes de démarcation et à la poussière. Il s’était attaché à ce quartier, dans lequel il pouvait croiser quotidiennement des déracinés du Sud, comme lui. Et ma mère, française et folle d’amour, l’avait suivi au Liban sous les bombes. Enceinte, elle s’était convertie à l’islam après « récitation de trois formules magiques », puis s’est mariée contre une dot équivalente à deux chewing-gums, afin que son bébé soit reconnu à l’état civil. C’est dans cette banlieue sud qu’elle a vécu deux grossesses et deux accouchements. Elle y a appris l’arabe et a refusé de fréquenter les Français du Liban, qu’elle trouvait snobs et « trop de droite ».
Je viens d’une famille de militants communistes. On m’y a appris très tôt que Dieu n’existait pas et que les enfants ne naissaient pas dans les choux. J’ai le souvenir, petite fille, de chanter avec ma mère Vian, Brassens et Boby Lapointe. J’ai vu mon père renverser sa tête en arrière au son de la voix d’Oum Kalsoum et des paroles de Marcel Khalifé. Jamais ils ne nous ont parlé de la « Dahyé » comme d’un bastion idéologique, et ça n’est qu’au collège du quartier chrétien voisin que mes frères et moi avons appris que nous étions chiites. C’est aussi dans ces années-là que j’ai compris pourquoi mon père nous demandait furtivement le nom de famille des amis que nous lui présentions. Car chacun d’entre nous portions le poids de la guerre civile, de notre confession d’origine, et donc des potentielles allégeances de nos aînés à un clan. Invitée un jour à l’anniversaire d’une amie de classe, je me souviens m’être arrêtée devant une grande photographie noir et blanc. On pouvait y voir un puissant gaillard, fier, arme au poing et le pied posé sur un cadavre. « C’est mon père », m’a-t-elle dit. Je me suis demandé plus tard si cette image avait été prise à côté de chez moi.
À mes 19 ans, après une soirée de retrouvailles avec des amies du lycée, elles ont démarré en trombe, évoquant une urgence de dernière minute, et m’ont laissée seule sur le trottoir. Il était 2h et j’ai marché d’Achrafieh à la « Dahyé ». Bien plus tard, l’une d’entre elles m’a avoué, penaude, qu’elles m’avaient menti, car elles avaient eu peur de me ramener chez moi. Peur de pénétrer, même en voiture, l’antre fantasmée de ma banlieue sud de Beyrouth.
De mes 11 ans à aujourd’hui, mon quartier a essuyé les bombardements de 1996, 2006 et 2024. Entre-temps, j’ai pu éprouver dans ma chair la libération du Liban-Sud, le retour de mon père au Khiam après 20 ans d’occupation israélienne, le goût dans ma bouche des citrons et des oranges, la découverte de sa première cour d’école et du grand olivier en son centre.
Nous y avons construit une petite maison face aux plaines. Face à la frontière. Bien loin des constructions bétonnées à plusieurs étages, elle était de plain pied et entourées de folles herbes. Nous y avons retrouvé un jour une pastèque qui poussait paisiblement dans un grand plan de lavande. Nous prenions notre café le matin sous les rosiers, et arpentions difficilement le jardin jonché de roches.
– « J’ai acheté la photo satellite. J’ai détouré les maisons. »
– « Mais c’est quoi cette tache blanche? »
– « C’est ta maison. »
– « Quoi ? »
– « Oui il n’y a plus de maison. »
Il n’y a plus de maison.
Aujourd’hui, je dis pardon aux arbres fruitiers et aux oliviers.
Aujourd’hui, je veux graver ma tristesse dans les pierres qui restent.
Car aujourd’hui plus que jamais peut-être, on exige de ceux qui ont le plus perdu de se taire.
Sauf que lorsque l’on n’a plus de maison, il ne nous reste que nos récits.
Alors par pitié, cultivons les.
Par Nour AWADA
Artiste et autrice franco-libanaise
Merci pour votre très beau témoignage. L’écriture est la première pierre qui reconstruit la maison.
16 h 30, le 22 décembre 2024