Critiques littéraires Version originale

Encore

Encore

© Richie Davis

Voici enfin la grande fiction contemporaine qu’on attendait sur le désir féminin au mitan de l’existence. Jusque-là, la vie de la narratrice – jamais nommée – du All Fours de Miranda July allait en apparence plutôt bien, tournant autour de ses préoccupations familiales d’épouse et de mère, et professionnelles – avec un succès assez notable dans l’industrie créative à Los Angeles. Une vie sans se poser de questions, « with the confidence of knowing there’s no other path ». Pour autant, elle planifie une pause, un séjour seule à New York de trois semaines, et son mari Harris l’encourage à effectuer le voyage en voiture, un road trip qui serait l’occasion pour elle d’une prise de recul et d’une introspection.

Autant dire que ce parcours ne se passe pas vraiment comme prévu. On est, après tout, chez Miranda July, artiste multidisciplinaire, autrice d’une très remarquée et assez impertinente collection de nouvelles en 2007 No One Belongs Here More Than You (Un bref instant de romantisme, Flammarion), mais également musicienne, scénariste et réalisatrice notamment de l’excellent Kajillionaire en 2020. Donc, plutôt que de traverser le pays, et à la faveur d’un plein d’essence, la narratrice d’All Fours s’arrête au bout de vingt minutes de trajet à Monrovia, une des toutes premières bourgades à l’extérieur de L.A. Grisée par la toute nouvelle possibilité de faire ce qu’elle veut, elle va rester là durant les semaines qui suivent, dans le premier motel venu, l’Excelsior, dont elle va redécorer une chambre dans le style de l’hôtel Bristol, le palace parisien – on dirait presque un projet de Sophie Calle. « The sudden absence of responsibility was a floaty, frothy, almost hallucinogenic weightlessness. » En guise de circuit, elle va remonter dans sa propre histoire, aller au bout de son âme voyageuse et réaliser à quel point, alors que la vie l’occupait, « apparently time had, meanwhile, been passing – great swaths of it, whole decades ».

Son séjour à Monrovia est cependant bien loin d’être contemplatif, elle y rencontre le beau Davey, un employé du Hertz local, de quinze ans son cadet. « He wasn’t as young as he looked, but he was younger than he thought he was. » Il lui rappelle des relations passées, fondatrices, notamment la première femme qu’elle a aimée et qui l’a forgée. « It’s where I became myself – or at least a self that would last with me a very long time. » Il faudrait signaler, à ce stade, que cette mise en place, dans ce qu’elle induit de voyage interrompu et de renouveau de soi, rappelle furieusement la chanson classique et adulée de Burt Bacharach, « Twenty Four Hours from Tulsa » (dans la version de Dusty Springfield, cela va sans dire).

Davey est l’occasion de laisser éclore une nouvelle version d’elle-même, mais il n’est que la première d’une série de relations tous âges et tous genres confondus. La narratrice ne veut plus de cette fausse paix du foyer qui lui semble fondamentalement mensongère, mensonge à soi ou à son partenaire. Sa nouvelle liberté consiste alors à ne pas choisir de direction ; en choisir une, ce serait abandonner toutes les autres. Elle passe rapidement de la panique d’un enfermement qu’elle ignorait il y a quelques jours encore à l’euphorie du tout est possible. « She’d had crushes, but she’d never been a body wanting a body ; she’d only fantasized and worked. » La voilà dans le monde, et c’est l’occasion de séquences ici masturbatoires, là sexuelles, particulièrement marquantes. Ça faisait bien longtemps qu’on n’avait pas lu des scènes de sexe ciselées avec autant de finesse, très peu descriptives, en train de saisir au plus près les mouvements de bascule de désir à l’acte.

La falaise de la couverture d’All Fours est presque littérale, c’est celle de la chute massive et abrupte des hormones féminines au milieu de la quarantaine, en l’espace de quelques années à peine – contrairement aux hommes dont le déclin est autrement plus lent. Elle est mentale aussi, avec une rétraction de la libido et tout ce que ça suggère dans la relation aux autres, le statut, l’estime de soi. Mais ce tournant est l’occasion pour July de revendiquer un rebond qui en fait un moment plutôt positif de son itinéraire, non seulement pour maintenir le désir comme on maintiendrait passivement une flamme, mais pour aller à sa source et continuer à vouloir vouloir, encore et encore. Elle a comme une épiphanie : « If this age, forty- five, turned out to be the halfway point of my life, then this moment right now was the exact midpoint. A body rises, reaches an apex, and then falls — but at the apex, the peak, it is perfectly still for a moment. Neither rising nor falling. »

Ce n’est pas par hasard qu’autant de sociétés traînent une terreur de la liberté des femmes, notamment âgées, si souvent assimilées à des sorcières. Elles ne font que nous rappeler qu’on est multiples : « The only dangerous lie was one that asked me to compress myself down into a single convenient entity that one person could understand. I was a kaleidoscope, each glittering piece of glass changing as I turned. »

On dit que le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard. Peut-être. Mais si cet apprentissage, c’est la vie elle-même, si apprendre à vivre, c’est déjà vivre pleinement, la question centrale ne devient plus que celle du désir. Dans son extrême contemporanéité, en un sens très californienne, et avec souvent beaucoup de tendresse et d’humour, All Fours s’attaque, l’air de rien, à un bastion rarement traité en littérature, celui du désir féminin à partir d’un certain âge, pris sous l’angle de son effondrement apparent. Comme si, passé l’âge de la reproduction durant lequel elles sont encore sous la loupe à tous égards, soudain les femmes ne deviendraient plus disponibles pour le plaisir. Comme si la midlife crisis ne serait que masculine (et accessoirement solvable dans l’acquisition d’une voiture cabriolet rouge). Ce que la société impose aux femmes, avec tout ce que ça suggère de jugement, de culpabilité, voire de violence, c’est de revenir en continu à un point qui est dans le passé, alors même que la vie va de l’avant. Le seul choix ne serait que de « vieillir avec grâce », puisque la meilleure version d’elles-mêmes n’est que plus jeune. On voit mieux, quand la fiction s’en empare, toute la violence de cette proposition. Ainsi de The Substance de Coralie Fargeat, un des grands films de cette année, à certains égards insoutenable tant la rage d’Elisabeth Sparkle/Demi Moore de vouloir passer d’un corps à l’autre, de revenir au corps standardisé, la vide progressivement de contenu, de sens et, au final, de lumière.

Voici enfin la grande fiction contemporaine qu’on attendait sur le désir féminin au mitan de l’existence. Jusque-là, la vie de la narratrice – jamais nommée – du All Fours de Miranda July allait en apparence plutôt bien, tournant autour de ses préoccupations familiales d’épouse et de mère, et professionnelles – avec un succès assez notable dans l’industrie...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut