4 août 2020, une explosion qui a bouleversé nos vies, qui nous a traumatisés mais en même temps nous a montré combien nous étions résilients. Un élan de solidarité s’est levé, un vent de vie face à la destruction, face au désespoir.
Octobre 2020, je suis rentrée de Paris, je voulais embrasser mon pays, mettre du baume sur les cœurs meurtris. J’ai écouté les récits de l’explosion je suis allée au port, j’ai vu les immeubles éventrés, mais j’ai aussi vu le retour à la vie, les réparations, le mouvement. Tout le monde était là debout, et à ce moment-là j’ai compris qu’être libanais est une richesse et une chance, j’ai compris que rien ne peut nous briser. J’ai embrassé mon identité libanaise comme une force, j’ai embrassé, comme dit Feyrouz, la mer, les maisons et ce rocher de Beyrouth qui ressemble à un vieux pécheur. J’ai renoué avec mon identité, je l’assumais enfin pleinement. Mon sourire s’affichait avec fierté, il s’appelle Liban.
Pendant vingt ans j’ai essayé de m’intégrer en France, de faire comme les autres, de ressembler aux autres, de mettre les carrés dans les ronds, de vivre à contresens. Vingt ans, j’ai admiré le modèle européen de paix, de justice sociale, de progrès et d’humanité.
Après le 4-Août, j’ai compris. Je me suis juré de revenir au Liban tous les trois mois, de garder des liens économiques avec mon pays, de renouer plus régulièrement avec les miens. J’ai décidé de revenir toujours et toujours à ce melting-pot incroyable de coexistence et d’animosité, de fraternité et de rivalité, de beauté et de destruction, mais surtout de chaleur humaine, de joie et de vie.
Je revenais pour sentir l’odeur du zaatar, pour goûter au lahm bi ajine que mon père prépare et qui sort tout chaud du four chez la « cheikha ». Je rentrais pour parler à cette jeunesse d’une autre génération que la mienne, qui n’a pas connu la guerre telle que nous l’avons connue, mais qui souffre et prépare en silence son départ à son tour pour revenir après. Je revenais pour les soirées, pour le partage et l’amitié. Je revenais pour une dernière tabkha de ma mère et un dernier câlin avant que le vent l’emporte.
Octobre 2023, le téléphone sonne, « tu ne peux pas revenir, la situation n’est pas stable, Israël peut bombarder d’un jour à l’autre l’aéroport, qui risque de fermer, d’ailleurs plusieurs compagnies aériennes ont annulé leurs vols ». Ma promesse de revenir était brisée comme le rêve et les projets de tant de Libanais.
Pendant un an, j’ai regardé un génocide se dérouler devant mes yeux sur un petit écran, les horreurs commises, les crimes de guerre, la souffrance des familles, l’annihilation du peuple palestinien. Tout cela se déroulait dans un silence assourdissant des démocraties occidentales et des pays arabes. Ceux qui ont rédigé la Charte des droits de l’homme, les garants du droit international tournaient leur regard. Le droit s’applique à tous mais pas à Israël. Ma bouche avait le goût de cendre, j’errais machinalement dans ma vie confortable parisienne, mon cœur brisé. Je suis tombée dans les escaliers, me suis cassé une côte, je suis rentrée dans une vitre et me suis retrouvée avec trois points de suture sur le nez. Où j’allais, les pleurs des orphelins et les hurlements des mères me hantaient.
Le modèle des droits humains que j’ai tant admiré n’était qu’un épouvantail. La Charte des droits de l’homme ne s’appliquait qu’à certains.
17 septembre 2024, date de mon anniversaire, j’ai eu droit à un anniversaire explosif en sang et en douleur avec l’explosion des bipeurs et des talkies-walkies. La prouesse technologique et la supériorité militaire d’Israël saluées par l’Occident ont tué plus de 40 personnes et blessé, mutilé et traumatisé des milliers de Libanais. Le glas a sonné, les frappes ont commencé, le scénario de Gaza se reproduisait dans mon pays dans le même Liban où je me suis jurée de revenir.
Je me fiche royalement de ceux qui demandent qui a commencé et pourquoi, et je me fiche encore plus royalement de ceux qui disent ce n’est pas ma guerre, c’est la guerre du Hezbollah. Certes, il y a eu de très mauvaises décisions et des calculs erronés de la part de tous. Un pays en décadence depuis quarante ans avec des responsables irresponsables ne peut être souverain et se défendre. Tout ce que je sais, c’est que je ne peux pas revenir dans mon pays natal, je ne peux pas sentir le zaatar et je ne peux pas rigoler avec mes cousins autour d’un café sous la vigne devant notre maison.
Israël et son armée détruisent notre héritage, notre patrimoine, nos villages, nos vergers, nos oliviers. Ils effacent notre mémoire et nos souvenirs, ils tuent de manière indiscriminée toute cible identifiée par leur machine de mort. La maison de mon ami médecin, installé en France, n’est pas une cible, l’appartement de mon amie banquière à Londres n’est pas une cible, la villa des parents de mon amie et leur jardin ne sont pas une cible. La maison des grands-parents de l’amie de mon neveu, leurs oliviers et leurs tombes ne sont pas des cibles. Le centre-ville de Nabatiyé, ses arcades centenaires, la municipalité et toute son équipe civile ne sont pas des cibles. Les journalistes ne sont pas des cibles. Les voitures des ambulanciers et les hôpitaux ne sont pas des cibles…
Octobre 2024. Destruction, sang, mort, je ne pouvais plus me lever du lit. Je n’avais plus d’énergie pour fonctionner. Je reçois un message d’une amie qui me dit « je rentre au Liban, j’apporte des médicaments et de l’argent, je ne peux laisser tomber les personnes qui comptent sur moi ». Un moment de sursaut, je me reprends, moi aussi, nous non plus nous ne pouvons pas laisser tomber le Liban. Chacun de nous a son rôle pour résister et enfin construire le Liban que nous voulons.
La solution est simple, faire front commun, le Liban, notre « libanitude », notre Liban, notre humanité sont en jeu. Résister en gagnant la guerre qu’Israël mène contre nous. Résister en contribuant de toutes nos forces à ce vent de solidarité qui souffle sur le pays. Résister en faisant bloc autour des déplacés et des Libanais sinistrés. Résister en étant conscients des enjeux et de ce que nous perdons si nous ne sommes pas à la hauteur. Résister en comprenant enfin qu’aucun pouvoir politique extérieur ne nous sauvera. Il n’y a que nous.
Tant qu’il y a la vie il y a l’espoir et nous, nous apprenons la vie à l’humanité entière. Nous sommes le soleil des cœurs par notre empathie, notre résilience, notre amour de la vie et de la paix. Nous sommes la lumière, le pays message, le pays de la coexistence. Rendons la vie difficile à l’ennemi, faisons face ensemble, apprenons de nos erreurs, apprenons à partager notre passé et notre présent et construisons notre futur ensemble. Le Liban est un miracle, ce pays a tout, il peut surtout compter sur des hommes et des femmes de talent qui rêvent grand, qui réussissent partout et qui ont beaucoup d’intelligence et que rien, rien ne peut briser. Il est temps de résister avec force et courage, et réussir enfin chez nous et non dans les pays étrangers. Résistons et construisons notre Liban parce que toi, moi, lui, elle, il, nous, vous, nous voulons tous revenir.
Parce que moi je veux revenir…
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