Sommes-nous vraiment capables, penseurs, universitaires, journalistes, citoyens… avec la tyrannie de l’opinion et l’extension des réseaux sociaux, de cerner un problème indépendamment du débat dans des espaces publics de mobilisation démagogique ? C’est un problème fondamental dans des démocraties aujourd’hui déboussolées.
L’exigence de lucidité rappelle le roman philosophique Zadig de Voltaire (1747), où un débat polémique est engagé à Babylone sur un animal imaginaire, et s’il est permis d’en manger ou de ne pas en manger ! Il en conclut que nous sommes savants dans des problèmes qui n’existent pas et ignorants à propos de problèmes qui existent ! Denis de Rougemont (1906-1985) écrit : « Avant d’étudier un problème, il faut vérifier s’il existe. » Charles Malek dans une conférence, le 23/3/1971, développe la propension de la personne à dévier des vrais problèmes : « En présence du Christ, nul ne peut dévier du problème. » C’est le thème central de Jacques Ellul dans son ouvrage : L’illusion politique (1965).
1. Réalité et apparence.
Tout fait politique implique réalité et apparence. Il existe à la limite des faits fictifs qui finissent par produire des faits politiques réels avec des répercussions et des effets pervers. Ce phénomène, qui déroute le sens commun et l’esprit scientifique, exige une approche particulière de la scientificité de la « science » politique. La politisation exploite l’apparence, se fonde sur la dissimulation et la loi du secret qui sont à la base de son impact mobilisateur.
Le défaut de discernement dans l’approche du politique détourne ainsi des problèmes politiques réels, fait oblitérer la réalité objective et humaine des situations, bloque le changement, nourrit les antagonismes, les polémiques et les démagogies. On cache le réel sous la politique et on discourt à l’aise ! Ainsi, en politique, il y a toujours une part « d’aliénation » au sens marxiste.
Durant des années, des imposteurs, des politicards, des intellectuels sans expérience, des légalistes et non des juristes, des idéologues de la modernité et de l’édification nationale, des organisateurs de débats télévisés… ont fait détourner les Libanais du vrai problème libanais dans le désastre actuel : que signifie l’État ?
Le problème de la déviation se pose partout en politique. Emmanuel Henry étudie des cas concrets en France : amiante, produits toxiques, dangers climatiques, accidents professionnels, risques sanitaires, cancers professionnels… (La fabrique des non-problèmes ou comment éviter que la politique s’en mêle, Sciences Po Presses, 2021, 172 p.).
2. Pensée et réalité en divorce !
C’est un phénomène inhérent au politique que celui de la déviation et du transfert ! On rapporte durant le mandat français au Liban, à la suite d’une grande manifestation à cause de la hausse des prix, que trois manifestants ont été arrêtés au hasard par le commandant Colombani. Le lendemain une manifestation s’organise pour la libération des détenus qui ont été ensuite effectivement libérés! Le problème des prix est oublié !
On se perd dans des palabres sur Taëf et après Taëf, le « confessionnalisme », la laïcité, l’état civil, al-nizâm (le système politique), alors que la souveraineté est bafouée, sans État détenteur de ses fonctions régaliennes, la Constitution suspendue ! ... Où en est l’enseignement universitaire quand des chercheurs et des thésards brodent sur des opinions en vogue sur le marché, alors que le rôle de l’intelligentsia est de détecter, délimiter, discerner, définir le problème et le pourquoi, c’est là le problème.
Hannah Arendt écrit : « La pensée et la réalité ont divorcé » (La crise de la culture, Gallimard, Folio, no 113, 1972, p. 15). La réalité au Liban depuis l’accord du Caire de 1969 et un accord du Caire revisité du 6/2/2006 : qu’est-ce que l’État? C’est le sujet central de l’ouvrage, avec des préfaces du ministre de l’Éducation et du recteur de l’USJ : État et vivre-ensemble au Liban : culture, mémoire et pédagogie (USJ, 2023).
Chaire Unesco – USJ
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