L’anthologie Crépuscule, parue aux éditions Kaph books, se fait-elle l’écho d’une trajectoire poétique féminine libanaise immanquablement tournée vers l’impossibilité à se faire entendre ? L’horizon crépusculaire semble plutôt amorcer une traversée séculaire de la nuit, vectorisée vers la lumière. Traductrice littéraire de l’arabe et de l’anglais vers le français, Nada Ghosn se souvient s’être vivement réjouie lorsque son amie, Paulina Spiechowicz a exprimé son souhait de rendre les poétesses libanaises plus visibles par le biais d’une publication. « Lors d’une exposition consacrée aux livres d’artistes à Beyrouth, j’ai été frappée par la puissance des vers d’Etel Adnan, par la force synthétique de chaque mot, et j’ai voulu en savoir plus sur la poésie libanaise féminine », précise la jeune femme italo-polonaise. « L’idée de constituer un recueil m’a semblé très stimulante, et on a décidé de lancer un projet de recherche, d’exploration, de traduction et de publication. C’était pendant la révolution, les femmes manifestaient en première ligne, elles se montraient engagées et cassaient tous les codes. Nous avons rassemblé des voix poétiques qui faisaient écho à cette subversion », poursuit Nada Ghosn, qui est également journaliste.
Pour commencer, les jeunes femmes ont lancé un appel à texte. « On souhaitait faire entendre des voix contemporaines, qui ne se plient pas aux règles de la versification. Ensuite, Paulina, l’éditrice Nour Salamé et moi avons choisi les textes qui nous parlaient le plus. En parallèle, j’ai entamé des recherches dans différentes bibliothèques, en France et au Liban, pour répertorier des poétesses qui faisaient écho à cette volonté de bouger les lignes. J’ai pu découvrir des auteures des années 30 complètement en dehors des cadres, j’ai aussi été particulièrement touchée par les textes de Claire Gebeyli, qui est décédée dans l’anonymat », ajoute Nada Ghosn. En tout, 80 poétesses, et plus de deux cents poèmes, en arabe, français et anglais, qui s’articulent par constellations thématiques : naufrage, néant, révolte, matrice, Beyrouth, nuit, horizons, rêve, lueur.
« On a regroupé les textes autour de thématiques communes : on part d’une matrice de néant pour arriver à un peu de lumière ; Beyrouth occupe une place centrale », enchaîne la traductrice, qui inscrit cette anthologie dans un certain engouement actuel pour la poésie, régulièrement convoquée dans les centres d’art contemporain pour des performances. « Pour les textes contemporains, on est dans la lignée des spoken words, très imagés et assez crus. Ce que l’on constate, c’est qu’au fil du siècle les thématiques reviennent, le corps, la révolte, la libération et le Liban. Les poétesses d’aujourd’hui évoquent différents problèmes sociétaux, la crise des déchets, le fait de ne pas vouloir d’enfants... », précise-telle.
L’anthologie met à l’honneur des poétesses connues, comme Etel Adnan, Nadia Tuéni, Rita Baddoura, Hyam Yared, Valérie Cachard, mais aussi des auteures à découvrir, Manar Ali Hassan, Hala Ghosn, Ranim Daher, May Elian et bien d’autres.
« La joie s’accompagne du sentiment perpétuel d’une catastrophe immanente »
Comme le souligne Paulina Spiechowicz, Crépuscule met en valeur la complexité de la culture libanaise. « Elle est à la fois très ouverte par rapport à d’autres pays de la région, mais aussi très fermée en ce qui concerne les droits des femmes. Leurs voix ne passent pas par la politique, mais par l’art et la poésie », constate-t-elle. « Ces textes poétiques sont enracinés dans le paysage du pays, la douceur se mêle à une force extraordinaire, la joie s’accompagne du sentiment perpétuel d’une catastrophe immanente», ajoute-t-elle.
Troisième dame du projet, Nour Salamé est la fondatrice et directrice de Kaph Books. « La maison d’édition a été fondée en 2015, nous sommes leaders dans le monde arabe, spécialisés dans la publication de livres d’art qui mettent en avant des artistes et des pratiques artistiques arabes. Notre maison d’édition a pour vocation de faire entendre notre voix dans le monde entier. Pour Crépuscule, Nada et Paulina ont fait un travail de recherche incroyable, j’ai pour ma part coordonné le projet (aide aux éditrices, graphisme, production, diffusion)», explique l’éditrice. « Le recueil fait écho à notre identité libanaise, de la nuit sombre à la guerre, du néant à la révolte, nous avons malgré tout en nous des rêves et une lueur d’espoir », affirme-t-elle avec détermination.
Le geste d'écriture
Dans ses poèmes, Mariam Janjelo explore le sens de son geste d’écriture. Pour elle, la poésie est le seul canal qui permet de donner forme à la complexité de ses émotions. « La poésie m’offre un espace d’introspection et de réflexion. Elle me permet de me connecter aux autres dans ce voyage personnel. Elle crée du sens et a un impact sur le réel en créant des images », explique l’auteure avec passion. « Mes textes sont nourris de la beauté des paysages libanais, tout en s’articulant sur mes expériences quotidiennes et sur les histoires que j’entends », ajoute-t-elle. Depuis le début de la guerre, Mariam Janjelo a à peine écrit quelques lignes. « Nous avons été contraints de fuir notre maison, et nous sommes en état de choc. Face à ce que l’on vit, c’est le silence qui m’envahit, lorsque cela va se calmer, j’espère trouver les mots pour décrire ce que l’on a vécu, en arabe comme toujours », conclut-elle avec émotion.
« Pourquoi écrivons-nous ?
Pour retirer au temps le droit de ramper sous notre peau
Ce temps est une araignée noire
Qui dépose ses œufs sur le haut de nos lèvres (…)
Qui sait ?
Peut-être qu’elle donnera naissance à ceux d’entre nous qui ont été tués
À de longues histoires d’amour qu’aucune guerre ne pourra piétiner
Qu’aucun fer ne pourra contenir. » (Mariam Janjelo)