Quel paradoxe !… Oser interpeller le lecteur en posant cette question risquée : « Est-ce que la poésie peut encore sauver le monde ? », alors qu’elle ne représente que 0,3 % de la production littéraire en France (selon une étude du syndicat national de l’édition menée en 2015) et qu’elle est même, selon l’auteur du livre La poésie sauvera le monde duquel part cette réflexion, Jean-Pierre Siméon, toujours méprisée, tenue au mieux « pour un cas particulier de la littérature, (…) si dérangeant qu’elle (la littérature) agit à son égard comme avec un enfant handicapé qu’on cache dans la chambre du fond et dont on ne parle qu’à voix basse ». C’est-à-dire que « ces œuvres sont soit réprimées par le silence où on les ensevelit, soit considérées, dans l’échelle des valeurs contemporaines, comme relevant de l’académisme, d’un lyrisme hors de saison, d’un néoromantisme niais, d’un humanisme qui a fait son temps », poursuivra l’auteur.
À l’image des titres « d’anciens » recueils, Haine de la poésie (1947) de Georges Bataille, ou La poésie est inadmissible de Denis Roche (1972), la poésie semble bel et bien avoir toujours été le vilain petit canard de la littérature, que personne ne lit, à qui personne ne s’intéresse, rejetée même par sa famille... Alors affirmer qu’elle sauvera le monde semble être un postulat à la promesse inatteignable, et se demander si elle le peut encore, inapproprié et plein d’hérésie.
Le statut ambivalent de la poésie n’échappe pas à une complexité intrinsèque à tout paradoxe, qu’Arthur Rimbaud expliquera très justement dans une lettre à son ami Paul Demeny en 1871, où il décrivait (déjà) le poète comme « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit… », mais terminera sa phrase par écrire que le poète est aussi «… le suprême Savant ! » rappelant ainsi la fin du conte d’Andersen…
« La poésie sauvera le monde, si rien ne le sauve »
C’est ainsi que débute (et termine) son essai Jean-Pierre Siméon, par une citation forte de sens, qui marquera la lecture de son ouvrage et donnera le ton au lecteur : « La poésie sauvera le monde, si rien ne le sauve. Au reste, elle le sauve de son indignité. » Le poète français n’est d’ailleurs pas le seul à percevoir la poésie comme une surpuissance sous-estimée. Son confrère américain Lawrence Ferlinghetti, pour qui la poésie occupe aussi une place première et décisive, complétera : « La poésie peut encore sauver le monde en modifiant les consciences », dans une interview avec le magazine culturel américain Guernica en 2010. Tahar Ben Jelloun écrira, dans son ouvrage Mes contes de Perrault (2014), que « seule la poésie a le pouvoir de sauver le monde, même si elle est aujourd’hui abandonnée, négligée, combattue ».
Son point de vue partagé, Jean-Pierre Siméon le développe dans son essai engagé qui attire notre attention sur son combat, un combat spécifique, qui concerne la position de la poésie dans notre société qui ne privilégie ni son apparition ni son épanouissement. Il y a dans l’ouvrage du poète français, qui va au-delà d’un acte artistique, un acte de révolte à travers son analyse de notre monde.
Le monde… ce qu’on en a fait ? Selon Jean-Pierre Siméon, un système qui, régulé par de nouvelles lois, du marché, de la finance et du marketing, aplanit le réel et met fin à tout questionnement profond et véritable. Même le monde littéraire, censé éveiller les consciences, se serait transformé en production littéraire, faite majoritairement de récits, qui ne questionnent (quand ils le font) qu’en superficie, et contribuent eux aussi à endormir les consciences, à ne plus faire de nous des acteurs autonomes, sensés et concernés, mais de passifs consommateurs de récits mièvres, surconsommateurs d’images. La dématérialisation que génère l’absorption du réel dans le virtuel, entre lesquels les frontières ne sont (presque) plus, est en train d’abolir progressivement les liens du corps avec l’environnement, en nous abolissant nous-mêmes, avertit l’auteur. Ainsi, comme l’a si bien noté Jean-Pierre Siméon, l’homme du XXIe siècle est distrait par les médias et les industries créatives qui, en se pliant de plus en plus aux exigences de l’audimat, ont fait des actes littéraire et artistique des spectacles visuels sans véritables acteurs, qui aujourd’hui tendent à obéir au seul principe du divertissement impératif. L’homme moderne, assailli par les représentations de la grande machinerie des mots et des images surabondants, n’aurait donc plus le temps ni l’espace de produire de lui-même l’imaginaire qui les constitue. Pour l’auteur, dans un monde où « l’imaginaire est (devenu) un territoire occupé et soumis », le poème, saisie subjective et singulière du réel qui témoigne de la vie dans une langue aussi complexe qu’elle l’est, devient un « acte de résistance contre cette oppression ». Ainsi, « la réappropriation de la faculté d’imagination, dont l’expérience de la métaphore retrouvée dans l’écoute du poème est un moyen aisé, est la condition de l’émancipation de l’imaginaire collectif hors du champ clos de l’imaginaire imposé ». Car comme l’écrit Jean-Pierre Siméon, « la poésie n’est pas un communiqué, elle n’informe de rien : elle interroge ».
Puissance émancipatrice
Jean-Pierre Siméon dénonce un déni général de la poésie, de sa dimension transgressive et émancipatrice, de sa saisie particulière de la réalité, qui participent à un amoindrissement global de la « compréhension collective du monde ».
Dans sa vision du monde, l’auteur perçoit en la société contemporaine un manque d’être qui souvent trouve son exutoire dans « des spiritualités douteuses ou une religiosité naïve » comme palliatifs. La poésie propose ainsi une alternative à la religion et aux superstitions, en envisageant une « transcendance interne » plutôt qu’une aspiration à « l’au-delà ». Comme l’avait écrit le poète mexicain Octavio Paz dans son recueil Liberté sur parole (1949), « le poème exige l’abolition du poète qui l’a écrit et la naissance du poète qui le lit », que Jean-Pierre Siméon formulera en écrivant « qu’il y a dans la poésie un parfum de résurrection ».
La poésie, par sa capacité à inventer des modes de compréhension originaux et imprévus, illimite le réel, gage d’une liberté insolvable, d’une « liberté libre », comme l’appelait Arthur Rimbaud. Si cette conscience libre rend et fait le citoyen libre, alors la poésie pourrait être une des conditions pour une cité libre... Afin de rendre la cité ou le monde libre, L’Orient-Le Jour est allé à la rencontre de poètes pour les interroger sur ce qu’ils pensent de la poésie, ce qu’elle est, si elle a une place dans notre monde et si elle peut encore le sauver.
*Ces auteurs ont pris part au festival littéraire Beyrouth Livres organisé par l’Institut français du Liban avec des partenaires du livre du 19 au 30 octobre 2022.
Dima Abdallah : Petits riens essentiels
Née à Beyrouth pendant la guerre, en 1977, Dima Abdallah quitte un Liban encore à feu et à sang pour s’installer à Paris en 1989, alors âgée de 12 ans. Écrivaine et poétesse, depuis auteure de deux romans, Mauvaises herbes (2020) et Bleu nuit (2022), le goût des mots et de la poésie lui a d’abord été transmis par sa mère romancière Hoda Barakat et son père poète Mohammad Abdallah… mais pas seulement : « L’admiration que j’ai vouée à mon père a obligatoirement joué, mais elle ne suffit pas », dit-elle à L’OLJ. En plus de l’amour du père et des mots justes, l’auteure confie que ça vient aussi d’un besoin d’écrire nécessaire pour extérioriser « cette chose que je porte en moi et qui demande à sortir. Quand ça sort, c’est comme un cri, un hurlement ».
Héritière d’un « cadeau empoisonné » qu’elle appelle « hypersensibilité », Dima Abdallah entretient un rapport au monde particulier, un monde qu’elle sent beaucoup plus intensément, qu’elle voit et observe avec une lucidité à la fois précieuse et difficile à porter. Telle une poétesse maudite, torturée, elle pose ce regard acéré sur les choses, autant sur la beauté que la laideur, ce qui est une richesse et une souffrance, quand ce qui nous entoure peut être extrêmement violent. Les racines de l’auteure rendent ce cadeau d’autant plus encombrant.
« Un regard, une voix »
Cette perméabilité se retrouve dans les personnages de ses romans, qui ont toujours une sorte de « poésie de la vie » comme elle l’appelle, qui sont attachés aux « petits riens, mais qui en réalité sont le tout, le vrai trésor de la vie ». Ainsi, sa poésie part d’un regard : « Le poète avant d’écrire est quelqu’un qui regarde les choses d’une certaine manière, avec une certaine lucidité et une certaine transcendance », comme l’odeur du pain qui vient de sortir du four, décrite dans Bleu nuit. Un côté romantique qu’elle assume, proche du conte, que la voix vient sublimer, transcender : « Au-delà du romantisme, un poète, c’est un regard, et une voix. » Pour l’auteure, perdre ce regard, c’est perdre la poésie, et annoncer la fin de la poésie, c’est annoncer la fin de tout…
Si pour l’auteure notre monde manque de poésie, « dans le sens d’oubli de l’essentiel, de ces petits riens, qui sont l’essentiel », il ne manque pas de poètes, qui pour elle ne sont pas forcément des gens qui écrivent des poèmes, mais « ceux qui laissent ce frisson les traverser, qui acceptent qu’il parcourt leur corps, devant les choses qui peuvent paraître anodines ».
« Elle change les gens »
La littérature et la poésie, ramenées à des formes écrites, ne sont pas là pour sauver le monde, mais pour poser des questions, essentielles, sans y apporter de réponses, estime Abdallah. Ainsi, la poésie ne changerait pas le monde au sens révolutionnaire, mais changerait les gens : « Ce que je lis me change… Quand je lis un ouvrage qui me change, quand je fais ce genre de rencontre, je suis abasourdie, bouleversée et je pense que ça change un petit bout de moi-même. Cette nourriture littéraire, poétique, presque spirituelle, fait l’auteure que je suis, et le lecteur, cette nourriture fait de lui qui il est. » Ainsi, toute littérature, et toute poésie agiraient toujours comme des actes profondément politiques, même lorsque ça n’est pas intentionnel.
Omar Youssef Souleimane : Poésie protectrice
Né en 1987 en Syrie, à Quoteifé, près de Damas, Omar Youssef Souleimane est un poète, écrivain et journaliste qui quitte ses terres natales en 2012, alors âgé de 25 ans, franco-syrien seulement depuis cette année, après 10 années passées en France.
Omar grandit dans une famille où l’on apprend la poésie avant l’islam. Un jour, son père lui lance le défi d’apprendre par cœur les 104 vers de Tarafa ibn al-Abd (un poète soufi du VIe siècle) et lui promet 100 000 livres syriennes s’il y arrive. Pari réussi... Mais l’histoire fera qu’il quittera la maison avant d’avoir récupéré l’argent, dans un conflit avec son père qui ne lui parlait plus, et sa famille radicale, salafiste. Il perdra cette somme, mais il gagnera la langue, intégrera le monde de la poésie, celle de Paul Éluard, auprès de qui il trouvera une protection. Souleimane confie avoir trouvé sa place la plus solide dans le monde le jour où il écrit son premier poème. Le poète syrien, qui n’a pas publié de poésie depuis 2016, avec L’enfant oublié et Loin de Damas, lui préserve « une place discrète, mais aussi la plus intime. Publier de la poésie n’est pas une priorité, mais en écrire est une priorité », dit-il. Comme une thérapie...
« Résistance face au néant et à l’exil »
Pour Souleimane, « la poésie est le visage le plus profond du monde », où le poème résume les sentiments, les émotions, les métaphores les plus chaleureux dans un texte court, dans lequel « on s’exprime à la fois très légèrement et très profondément ». Pour le poète engagé, la poésie dépasse les frontières de la littérature, peut être intégrée à d’autres formes littéraires, dans d’autres formes d’art, qui créent d’autres formes de poésie, qui ne sont pas moins fortes qu’écrire un poème. Ainsi, elle se trouverait dans les détails de la vie quotidienne, dans les images, dans le parfum d’une fleur… Mais la poésie ne se limite pas à un côté romantique, elle est aussi liée à la mémoire, « on a tous une mémoire poétique que tout le monde n’exprime pas », remarque-t-il.
Le monde, qui pour l’exilé manque d’humanité, fait réveiller la poésie. « Les deux sont liés », dira celui qui à cause de son engagement en Syrie n’aura plus pu écrire, mais une fois sorti, se dira avoir été sauvé par la poésie, devenue « une résistance personnelle face au néant et à l’exil, comme une maison qui protège ».
« Elle nous sauve du monde »
« La poésie m’a sauvé en m’aidant à comprendre les éléments et à m’exprimer autrement. Elle ne sauvera pas le monde, mais elle nous sauve du monde », affirme l’auteur, pour qui le monde est perdu : « Le monde a toujours été comme ça et le restera : son côté dur, violent, cruel. L’homme est mauvais, l’histoire le montre.
Pour l’auteur, cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter la résistance, au contraire, il affirme qu’il faut continuer d’écrire pour l’améliorer ou pour un avenir moins cruel. « On peut diminuer ce côté du mal à travers l’écriture, et particulièrement la poésie, note Omar Youssef Souleimane. La poésie n’est pas une échappatoire, c’est une forme de résistance, face à la mort. En produisant un texte poétique, une partie de nous reste vivante. Le simple acte de lire ou d’écrire un poème, c’est une chance pour se sentir bien. Et quand on se sent bien, le monde va mieux. »
Lisette Lombé : La poésie comme catharsis
Née à Namur en 1978, Lisette Lombé est une artiste pluridisciplinaire belgo-congolaise passe-frontières, qui aujourd’hui évolue principalement entre la Belgique et Kinshasa.
Son rapport à la poésie remonte à l’enfance, où une voix s’exprimait à l’aide d’une petite machine à écrire, avec beaucoup de volubilité, que l’âge adulte sera venu mettre au frigo, mise au service des élèves et des étudiants lorsqu’elle était enseignante. Elle remerciera un burn out de l’avoir fait dévier de sa trajectoire, qui lui rendra sa voix, lors duquel la poésie reviendra, (re)devenue catharsis, et lui permettra de retrouver sa dignité, du sens, et cet enfant.
« C’est le cœur »
« La poésie, c’est bien un travail de la langue, surtout orale, qui l’embellit et la condense. Mais, avant tout, c’est un rapport au monde, une capacité à saisir le beau, le ténu. » Ainsi, pour Lisette Lombé, la poésie se définit comme un moment, plus que comme une qualité littéraire ; elle nous fait nous sentir exister en nous rapprochant de nos émotions, elle est une rencontre, « la distance la plus courte entre deux êtres » (en reprenant les mots du poète américain décédé l’an dernier Lawrence Ferlinghetti). Poétesse mais aussi slameuse, ses deux univers sont poreux, sans frontières, le slam étant pour l’artiste « un dispositif pour partager de la poésie de manière plus démocratique ».
Artiste plurielle, Lombé intègre la poésie à d’autres pratiques, aussi bien scéniques, plastiques, militantes que pédagogiques, et lui donne ainsi plusieurs visages, plusieurs textures. L’enfant qui a mûri depuis met au service son écriture et son art, devenus sociaux, engagés, liés aux luttes : « C’est un grand “nous” qui métamorphose un petit endroit, qui permet de récupérer de la force pour retourner dans le grand monde, métamorphosé par la poésie. » Ainsi pour l’artiste, « la poésie est le cœur, une espèce de pulsation », qui lorsqu’elle ne trouve plus ou n’a plus les mots nécessaires, prend un chemin graphique à travers le collage de presse et d’images, est dansé en cabaret, ou se retrouve dans des ateliers de transmission…
« (Re)construire un dialogue intérieur »
Lors de la lecture de certains de ses textes, la poétesse témoigne ressentir une carence en poésie, constatée par les réactions émotionnelles fortes chez certains, qui traduisent un manque de ce type de langage, et une déconnexion d’eux-mêmes et de leurs émotions. Elle témoigne des initiatives poétiques qui ont eu lieu pendant le confinement (en Belgique), telles que les poètes de rue, les pharmacies poétiques, les cartes postales, qui ont eux aussi « prouvé qu’il y avait une soif de poésie, d’une langue authentique, pour contrer l’isolement et la frustration, les langages poétiques et scientifiques, mais aussi le brouhaha, les arguments d’autorité, les injures, et tout ce qui fait mal au langage ».
Pas certaine que la poésie puisse suffire à nous sauver des grands rapports de force systémiques, la poétesse affirme qu’elle peut néanmoins nous permettre de (re)construire ce dialogue intérieur, avec le cœur, l’âme, d’aller à notre rencontre, de plonger dans ces endroits qui rendent les gens meilleurs. Et donc par syllogisme, si les gens sont meilleurs, le monde l’est aussi.
Makenzy Orcel : Notre cœur bat grâce à la poésie
Poète et romancier, Makenzy Orcel est né en 1983 à Port-au-Prince, et a grandi sur la petite île d’Haïti. Là-bas, « la poésie est comme une prière », dira l’auteur finaliste du prix Goncourt pour Une somme humaine (2022). Avant d’être une prière, c’est dans une ancienne bibliothèque, l’Étoile filante, en s’amusant à des « battles » de texte avec ses camarades, que l’héritier de la grande tradition poétique haïtienne commencera à jouer avec la langue.
Il se refuse à définir la poésie, ou plutôt ne peut la définir : « Je pense qu’il n’y a pas une définition arrêtée à la poésie. Car par définition, dans définition, il y a définir, “dé”, “fini”. Pour moi, la poésie est tout sauf définie. C’est l’inconnu, l’illimité, l’immense, l’imaginaire, le vaste imaginaire de la vie, le vaste imaginaire des choses et des êtres... (…) Cela peut être aussi un état, une façon de faire, une façon d’être et une façon d’aborder les choses, une façon de regarder le réel, de l’aborder, de travailler… »
« Toucher sans rien dire »
Pour Orcel, le monde est chargé d’histoires, des conversations aux encyclopédies, en passant par les romans. Ce qui change, et ce qui fait qu’il y a celles qui nous parlent, celles qui nous restent, celles qu’on oublie, celles qui nous touchent, serait le travail de la langue et la manière de le faire, le souffle des mots. Car pour l’auteur, la poésie est une langue. Ainsi, être poète serait « une façon de travailler la langue, de l’aborder, de la violer, de la caresser, d’aller au-delà des vingt-six lettres de l’alphabet », décrira Makenzy. Toucher pour le poète haïtien, c’est trouver la phrase, le vers, qui fera qu’il n’y a rien à raconter, plus rien à expliquer, « c’est toucher sans rien dire, réussir à capturer le temps en illuminant l’espace ».
Ainsi, la quête de Makenzy Orcel, c’est de nous toucher, de nous parler sans rien expliquer, en mettant le poème au service du récit, qui passe par le travail de la langue, cette « petite matière ». Dans cette quête de sens, le récit, qu’il qualifie comme un déroulement dans le temps dans lequel le poème serait un fleuve qui suit son cours, il cherche cette juxtaposition des deux, ce juste milieu, « cette rencontre dans cet espace interstellaire qui donne lieu à une tempête », dans lequel tout a changé.
« La beauté nous sauvera »
Piégés dans notre monde capitaliste et individualiste, qui prône vitesse, efficacité et résultat, pour le poète haïtien, on fait semblant de ne pas voir la poésie, « alors qu’elle est partout, qu’elle occupe toute la place ». Sans elle, pense l’auteur, il n’y aurait pas de monde, pas d’humanité, pas de liens entre les humains, « il n’y aurait pas d’amour, il n’y aurait ni enfance, ni adolescence, il n’y aurait ni musique, ni peinture, ni sculpture, il n’y aurait rien. Ça serait le vide ». Pour Makenzy Orcel, la poésie occupe toute la place, « on n’a pas envie de reconnaître qu’on existe, qu’on respire, que notre cœur bat grâce à la poésie. (…) Mais si on est encore là, c’est parce que la poésie est là ».
Pour le poète, sauver le monde par la poésie, c’est décider de se dire que le monde peut devenir habitable et accessible à tous, en défendant des valeurs d’égalité et de beauté. La beauté, qui selon lui peut être aussi bien fugace qu’immuable, doit être pérennisée dans nos réalisations, nos constructions, nos institutions, pour construire un monde unanimement désirable et respirable.
Ryõko Sekiguchi : La poésie est une question
Née au Japon en 1970, l’auteure, poétesse et traductrice Ryōko Sekiguchi grandira à Tokyo, dans le quartier animé de Shinjuku, entre les livres et le papier. Avec un grand-père maternel éditeur, un grand-père paternel dans une papeterie, l’oncle du grand-père maternel fondateur d’une petite maison d’édition (Nihon Shoin)... comment ne pas se tourner vers l’écriture.
Ainsi, Ryōko prendra conscience très jeune de son amour pour la langue, et, à l’âge de dix-huit ans, commencera à publier, de la poésie en premier. Trop tôt peut-être, car à 36 ans, c’est le drame : « Un jour, la poésie m’a larguée. J’ai même pensé que j’allais arrêter d’écrire », confie-t-elle à L’OLJ. S’ensuivront près de dix années durant lesquelles elle n’écrira (presque) plus.
Mais depuis Paris, sa ville depuis 1997, un autre drame surviendra dans sa vie : la triple catastrophe au Japon de mars 2011 (séisme, tsunami et accident nucléaire, NDLR), qu’elle retranscrira dans sa chronique écrite Ce n’est pas un hasard (2012). Le tragique évènement fera renaître en elle une certaine inspiration, un retour de l’écriture qui prendra une forme nouvelle, où son approche de la poésie se dilatera, se dissoudra, deviendra prose.
« Ça peut être un geste… »
Dans un monde perpétuellement en quête de réponses, en besoin constant de solutions, Ryōko Sekiguchi voit la poésie comme une question, « comme la cristallisation des vraies questions du monde ». Ainsi, dans ses livres, la poétesse questionne, n’apporte pas forcément de réponses, et pointe plutôt du doigt les mystères du monde.
Son dernier ouvrage prouve qu’un geste peut être un poème, et qu’il suffit d’un geste, de cette main que l’on tend, qui se transforme en un acte presque politique, pour faire du bien à quelqu’un, du bien au monde et le bien dans le monde. Pour l’auteure de 961 heures à Beyrouth (2021), son ouvrage agit comme une sorte de manuel poétique sur l’altruisme, qui explique et démontre qu’exister pour les autres allège en même temps notre propre existence, en se sauvant mutuellement.
« Exiger la beauté du monde »
Sekiguchi pense que la poésie est partout, mais que notre résignation nous empêche de la remarquer, et nous encourage donc à aller la chasser. Pour cela, elle conseille « d’ajouter une découverte tous les jours. Une découverte journalière qui donne du sens à la vie. Il faut encourager les gens, qui souvent sont fatigués ou désespérés, et créer un mouvement, un activisme pour revendiquer la poésie et la découverte du monde, tous les jours ». Pour cela, l’auteure estime que l’« on doit être exigeants de la beauté du monde ! »
Exiger la beauté du monde pour elle, « c’est exiger cette marge d’esprit qu’on a le droit de souffler, de s’exiger le droit de pouvoir lire ». Lorsque l’on rencontre la beauté du monde, quand on prend le temps et libère l’espace pour lire un poème, ce serait une révolution poétique qui s’enclenche, une nouvelle forme d’acte de résistance. La poésie serait donc plus qu’une forme littéraire, sans barrières, à l’ampleur universelle, mais aurait la capacité de transformer la société en profondeur, de rendre le monde meilleur.
LA POESIE C,EST LE SENTIMENT OU LES SENTIMENTS. SANS SENTIMENT IL N,Y A PAS D,HUMANITE. MEME LES ANIMAUX ONT DES SENTIMENTS. QUE SERAIT L,HOMME SANS LES SENTIMENTS ? UNE NULLITE !
13 h 59, le 05 décembre 2022