Sur la vidéo, elle est assise à son piano, le bout de ses doigts en caresse les touches ivoire et ébène, et aussitôt, tout doucement, s’échappent de l’instrument les premières notes de la Nocturne 20 de Chopin. Julia joue cette partition avec un air appliqué, depuis le salon de sa maison de Khiam, à l’extrême Liban-Sud. C’était il y a plus d’un an, avant que le Sud ne nous soit à nouveau confisqué par le feu et la folie d’Israël. La mélodie que joue Julia a quelque chose de fondamentalement sombre, triste, comme tout ce qui fait penser à une fin, presque un chant du cygne. Mais, depuis le salon ostentatoire de cette maison qui a dû longtemps être un rêve, elle n’en a pas la moindre idée. On a envie de se demander par quelle force, par quel pouvoir les Libanais du Sud ont pu continuer à rêver à des maisons, à les construire et y mettre des pianos où l’on joue du Chopin, alors même qu’ils vivaient à la fois sous la tutelle de l’imprévisible et pyromane Hezbollah, et à un jet de pierre du pire des gouvernements criminels et expansionnistes ? Un an plus tard, il y a une semaine, depuis son téléphone, sans doute depuis une ville ou un village au Nord, très loin de son Sud qu’elle a dû fuir, Julia regardait des soldats israéliens assis à sa place, à son piano. Leurs mains, leurs doigts, sur les touches ivoire et ébène. Assis à sa place et se pavanant au milieu de ce salon calciné, dont il ne reste désormais que les cendres de son enfance et son adolescence là-bas. Quel sentiment, quelle douleur, quel déchirement, quelle rage voir cela a dû procurer à Julia ? On n’ose même pas imaginer.
Un viol
Comme lorsqu’on voit un groupe de soldats israéliens hilares porter les vêtements de femmes libanaises du Sud dont ils ont occupé la maison. Des femmes qui viennent de prendre la fuite, en pleurs et en courant, avec la peur au ventre et le rien du tout qu’elles ont pu sauver de leur vie. Comme lorsqu’on voit un soldat israélien défoncer au milieu d’une chambre explosée le jouet d’un enfant gazaoui qui vient peut-être de mourir ou perdre une jambe. Comme lorsqu’on voit toutes ces choses qui défient l’horreur se produire sans ne rien pouvoir faire, la scène des soldats israéliens occupant la place, le piano, le salon de Julia dont ils viennent de faire sauter la maison, l’image, l’idée qui me viennent à l’esprit sont celles d’un viol. Quand un corps n’en est pas la victime, c’est à cela même que ressemble un viol. Parce que derrière ces drones qui nous rappellent à chaque seconde de la journée que nous sommes regardés, suivis. À nu, contre notre gré. Derrière l’invasion du Sud d’où nous viennent, au compte-gouttes et à chaque fois comme un coup au cœur, l’image d’une chambre à coucher déchiquetée, l’image d’un salon où posent des soldats israéliens, de jouets d’enfants décapités ou d’un jardin consumé. Derrière le matraquage de bombardements sur la banlieue sud de Beyrouth où, dès le lendemain, on retrouve des appartements entiers déversés dans la rue. Derrière ces cartes aériennes de régions entières du Liban définies au millimètre près, derrière tout cela, ce sont des millions de mémoires privées, de souvenirs intimes qui sont tailladés, explosés, violés et même occupés. Voir sa maison sciemment explosée et occupée, c’est nous arracher une partie de nous-mêmes.
Les choses qui restent
Dans la soirée de mercredi dernier, en mettant à plat le bâtiment juste en face du Palmyra à Baalbeck, un bombardement israélien a lourdement endommagé l’hôtel. Les vitraux de sa façade, de la dentelle de bois et de verre, intouchée depuis 1874, ont été tous pulvérisés. Les dégâts à l’intérieur, et déjà rien que l’enseigne iconique de l’établissement retrouvée au sol, m’ont froissé le cœur autant qu’ils m’ont enragé. L’hôtel Palmyra n’était pas ma maison. Mais plus qu’être mon endroit préféré au monde, il était surtout la maison, l’abri, la sentinelle d’un Liban qui a réussi à ne pas changer. Le Palmyra est au cœur de Baalbeck, sur la « paroi la plus brûlante du pays », comme le veut l’inconscient collectif, et pourtant, ce petit hôtel fragile comme ses souvenirs a résisté à toutes les tempêtes qui ont secoué la région. Pendant 150 ans. Ensemble avec les ruines de Baalbeck, celles du temple de Bacchus (l’un des temples romains les plus grands et les mieux conservés au monde) et du temple de Jupiter (le plus grand monument dédié à cette divinité dans l’histoire de l’Empire romain) et le Palmyra formaient une sorte de boîte à trésors jetée au milieu d’un bout cassé du Liban, sans cesse pris aux crocs des milices et des tribus, si ce n’est jeté au feu israélien.
Mon moment préféré au Palmyra était l’heure du coucher de soleil. Ce moment, plus précisément sur la terrasse de l’hôtel, a quelque chose de biblique. Avec cette lumière qui recoud tout au fil d’or rose et, par magie, dessine les silhouettes des ruines d’en face sur la face de l’hôtel. Ensemble avec le Festival de Baalbeck fondé en 1956, le Palmyra était comme un rituel sacré des étés, une sorte de pèlerinage, une sorte de promesse que la culture peut quelque chose. Dans le Palmyra où tout résiste à la vitesse du temps, il y a les fantômes de Nina Simone, de Rudolf Noureev, de Feyrouz, de Joan Baez, d’Ella Fitzgerald et de Herbie Hancock, il y a la trace de la main magique de Cocteau qui a dessiné sur un mur de la chambre 27 où il a résidé à deux reprises un visage trouble et troublant... et qui pourrait être le visage du Liban.
Au Palmyra, il y a la déclaration du Grand Liban qui a été signée ici. Il y a une certaine manière de faire héritée de l’époque du mandat français, il y a des poussières de l’âge d’or des années 1950 et 1960, il y a encore des larmes et du sang de la guerre civile, il y a encore les étincelles des années 2000, quand on pensait que tout était derrière nous. Et qu’on venait au Palmyra prendre un verre sous les glycines, avant un concert au Festival de Baalbeck ou, qu’en journée, on emmenait des amis de l’étranger avec le cœur juste énorme de fierté que ce lieu nous appartienne, et qu’il reste, malgré tout.
Au Palmyra, il y a surtout Ali et Rima Husseini, les gardiens de ce trésor national qui ont mis tout ce qu’ils ont, leur âme et leur cœur, dans ce lieu pour qu’il dure le plus longtemps possible. Ils incarnent le meilleur du Liban : ses gens, son humanité. Dans la nuit de mercredi, en recevant les premières images des dégâts au Palmyra comme en voyant la vidéo des soldats israéliens sur le piano de Julia, j’ai eu l’impression qu’on me violait une partie de ma mémoire, de mes souvenirs, de mon lieu préféré au monde et, en même temps, qu’on avait blessé la mémoire collective, l’histoire du Liban. Le lendemain, au bout du fil, j’ai eu Ali Husseini, propriétaire de l’établissement : « Malgré ce qui s’est passé hier soir, malgré les dégâts, nous allons réparer et reconstruire, encore une fois. Pourquoi ? Jusqu’à quand ? Peut-être parce que malgré tout, je continue à croire en cette phrase, cette promesse que l’historien et philosophe Constantin-François Volney a faite à propos de Baalbeck. Elle figure en première page de mon carnet intime : “Nul n’a le droit de toucher à ces pierres, sauf le temps.” »
Magnifique, poignant article. Merci, Gilles!
22 h 45, le 13 novembre 2024