Hommages

Chawki Abi Chacra, l’enchanteur

Pionnier majeur de l’émancipation de la poésie arabe, créateur de la Page culturelle dans la presse arabophone écrite, Chawki Abi Chacra convoque simultanément, en véritable enchanteur, imaginaire et réalité. À l’aube de ses 90 ans, le poète libanais, rouge depuis sa chute précoce de la tour de l’insouciance, jaune d’avoir butiné la poésie, a troqué le sang et le miel contre la lumière.

Né à Beyrouth en 1935, le jeune Chawki grandit dans la montagne libanaise. Les climats des villages de son enfance trouveront leur éternité dans sa poésie tout comme le décès prématuré de son père alors que Chawki n’a pas encore 10 ans. « Détresse et exil intérieur » qui s’en suivirent modèleront « l’instinct » de sa poésie, comme en témoignera le poète lui-même. La faune et la flore natales, l’univers de l’écolier et les figures familiales majeures, n’auront de cesse d’éclairer l’imaginaire de son écriture et de guider son poème « à la recherche de sa musique intérieure », loin des sentiers battus.

Chawki Abi Chacra maîtrise le nazm et la métrique classique de la poésie arabe versifiée. Néanmoins, il renonce au mètre et à la rime, et adopte la prose et le vers libre. Pilier et membre actif de la revue Chi‘r fondée par Youssef al-Khal, co-fondateur du groupe littéraire La Pléiade, Chawki Abi Chacra traduit vers l’arabe Rimbaud, Lautréamont, Reverdy et Apollinaire. Il est remarqué dès son premier recueil, Les Sacs des pauvres (1959), grâce à sa langue empathique et particulière qui se démarque déjà des modernes irakiens. De l’eau pour le cheval de la famille (1962), récompensé par le prix de la meilleure œuvre poétique attribué par la revue Chi‘r, incarne bien la mutation que vit la poésie arabe.

« La poésie moderne, énonce Chawki Abi Chacra en 1967, abonde en bavardages superflus. La vacuité tue le fond de la poésie. Ainsi, le poème moderne encourt le risque de s’égarer là où se perdait l’ancien poème traditionnel fondé surtout sur la virtuosité lexicale, le ton sentimental, oratoire et emphatique. »

Jean G. Karma, cité par Abdul Kader el-Janabi, situe « l’innovation » opérée par Abi Chacra dans « le rejet d’une grande partie du vocabulaire poétique classique et romantique (...), l’adoption d’un autre style simple, réaliste, prosaïque, riche en termes et expressions pris à la langue parlée libanaise, l’emploi de structures syntaxiques simples et naïves pareilles à celles employées par les enfants dans leurs conversations (…) ».

Ayant débuté son parcours de journaliste en 1960, Chawki Abi Chacra prend en 1964 la direction de la Page culturelle du journal An-Nahar, et y travaille pendant 35 ans. C’est lui qui crée la première « Page culturelle » des quotidiens libanais et de la presse écrite de langue arabe. Œuvrant sans relâche dans l’ombre de son bureau, Abi Chacra lit, retouche, voire termine les articles et les textes qui s’accumulent sur sa table. Directeur de la Page culturelle, il accompagne le parcours de plusieurs générations de jeunes journalistes et poètes. Ses ratures et corrections au crayon rouge deviennent célèbres. Elles font trembler d’admiration et d’appréhension les jeunes auteurs venus le rencontrer et passer l’épreuve ritualisée du « bic rouge ».

Nombreux sont ceux qui ont interrogé le choix de cette couleur par Abi Chacra. S’inscrivait-il ainsi, en souvenir de ses maîtres d’école, dans la lignée sacrée de la transmission ? Ou est-ce que cette encre rouge déroulait le fil d’une continuité symbolique en souvenir du sang versé par son père perdu précocement ?

Certains poètes et critiques rapprochent l’élégance de l’écriture de Chawki Abi Chacra de celles d’Amin Nakhleh et de Salah Labaki. D’autres repèrent dans ses climats les motifs ruraux et folkloriques de Maroun Abboud. Ounsi el-Hage souligne que Chawki Abi Chacra aborde « dans la poésie arabe des sujets dont la plupart étaient tombés en désuétude et d’autres qui sont tout neufs ». Sabah Zouein salue l’introduction par Abi Chacra « d’un nouveau vocabulaire et d’innovations linguistiques » dans la poésie et dans la terminologie journalistique, les « dépoussiérant » et allégeant la langue d’un lexique « dépassé et désormais inadapté à son époque ». Qualifiée régulièrement de lyrique et de surréaliste, sa poésie reste toutefois singulière dans le paysage surréaliste.

Akl Awit dans son dernier article en hommage à la disparition du grand poète livre une analyse juste et percutante qui préserve l’hermétisme de cette poésie : « Mais son langage est aussi une histoire, et même la première, parce que l’histoire pour lui s’ouvre et n’est pas complète, et son importance réside en ce qu’elle tait et jamais ne révèle (…) Il change la rime, la brise, la confond et ne termine pas ce qu’il a commencé. Alors qu’il s’applique à composer et narrer, (…) il se surprend à s’abstenir d’expliquer, demandant au style d’être le langage et l’histoire à la fois. Ainsi que l’objectif. Et le sens. Mais comment le langage peut-il être sens ? Et comment le style peut-il être sens ? »

En véritable enchanteur, Chawki Abi Chacra convoque, en un même poème, imaginaire et réalité, simplicité et sophistication, agonie et désir. Il expérimente sa subjectivité sans souci des conventions ou du politiquement correct. Dansante, étonnante, ultra sobre ou burlesque, sa poésie fourmille d’ambiguïtés et d’associations inouïes. Ses vers légers tels chants de cigale sont pensés et sculptés avec une ingéniosité laborieuse, si bien que le poète aborde spontanément aux rives de la complexité. Le langage, la syntaxe, la musique, le fantastique, accèdent à une souplesse insoupçonnée dans son poème.

Aucune autre voix de la poésie arabe ne ressemble à celle de Chawki Abi Chacra. La qualifier de surréaliste ne suffit hélas pas à la cerner, ni à représenter son étrangeté et son aura. L’oralité y est souveraine. Le merveilleux du conte, la sagesse et la fantaisie de la fable, certains codes de la dramaturgie, y respirent librement. Animaux, fruits, objets, humains, y vivent ensemble maintes aventures et maintes épreuves. Avec la gravité et l’audace de l’innocence, elle innove. Elle explore, paradoxale, enfance et subversion. Elle exprime douleur et jouissance. Elle superpose candeur bienheureuse et noirceur.

Explorateur de la langue arabe et défricheur des possibilités infinies de la poésie, Chawki Abi Chacra persiste ainsi jusqu’au dernier de ses seize recueils, paru en 2023, un an avant son décès. Même s’il n’est pas aisé d’exprimer précisément pourquoi et en quoi et comment elle est à nulle autre pareille, sa poésie lue aujourd’hui, demeure indubitablement originale. Elle amène ses lecteurs à la penser en s’émancipant des courants et des catégories, et à la rencontrer simultanément dans différentes dimensions.

Né à Beyrouth en 1935, le jeune Chawki grandit dans la montagne libanaise. Les climats des villages de son enfance trouveront leur éternité dans sa poésie tout comme le décès prématuré de son père alors que Chawki n’a pas encore 10 ans. « Détresse et exil intérieur » qui s’en suivirent modèleront « l’instinct » de sa poésie, comme en témoignera le poète...
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