A
Abou-Chahla Habib
« On a découvert le cadavre d’un homme à l’identité inconnue, au rond-point de l’Unesco, à Beyrouth, non loin de la statue de Habib Abou-Chahla ; le corps portait des traces de coups et de blessures par arme à feu. Le rapport du médecin légiste a établi que le décès remonte à trois jours. »
Puis je me suis surpris à me lancer à la recherche d’autres détails concernant ce cadavre. Il se trouve en effet que je suis, depuis l’enfance, un admirateur de Habib Abou-Chahla, qui est l’un des artisans de l’indépendance du Liban et dont la statue, parmi toutes celles des grands hommes du pays, est la seule à être demeurée debout pendant la guerre civile. La statue de Riyad el-Solh est tombée, celle de Bichara el-Khoury a été abattue et Habib Abou-Chahla est resté, seul témoin de l’indépendance. Outre le fait qu’Abou-Chahla était une personnalité assez extraordinaire, qui trouva une fin elle aussi peu ordinaire, puisque l’on raconte qu’il mourut dans les bras d’une femme en train de faire l’amour.
Cette façon de mourir m’avait d’abord beaucoup étonné, car c’est vraiment une mort étrange, presque fabuleuse. Puis j’appris que beaucoup d’hommes connaissent ce genre de fin, ce qui n’enlève rien, d’ailleurs, à la valeur de Habib Abou-Chahla, qui reste à mes yeux le pionnier en la matière et le plus célèbre de ceux qui finissent ainsi.
(Un parfum de paradis, Arléa, 1992)
Absents-présents
Rabah était un misérable qui avait vendu son âme pour sauvegarder sa terre et qui se retrouva finalement sans âme et sans terre. Racontant à Adam des bribes de son histoire, il éclatait de rire en prononçant l’expression les absents-présents :
« L’officier m’a dit : ‘‘Tu es un présent-absent, c’est la loi ! Ta présence te donne droit à la nationalité israélienne. Tu es citoyen de l’État juif. Ton absence permet à l’État de confisquer ta terre.’’ Tu vois un peu ! Non seulement je suis un citoyen, mais j’ai servi l’État avant l’arrivée des Irakiens, des Maghrébins et de tous les juifs d’Europe qui ont pris ma terre et qui sont devenus présents, alors que, moi, je suis devenu un absent. C’est inimaginable ! »
(L’Étoile de la mer, Actes Sud, 2023)
Arak
À une heure de l’après-midi, la surprise était prête : une table garnie d’assiettes de crudités autour des plats de taboulé et de kibbé cru. Il versa l’arak et ils en burent. Elle dit que le goût de ce Ricard était différent. « Ricard ! dit-il avec colère, – C’est comme du Ricard », se reprit-elle. Il lui expliqua que l’arak est distillé à partir de raisins blancs et de grains d’anis, que c’était le plus noble produit de la civilisation ottomane à son apogée, qu’on ne pouvait pas le comparer à l’alcool anisé du Ricard. Il lui tendit une assiette de taboulé, elle trouva cette salade délicieuse, quoique avec un petit goût bizarre. En lui offrant une tomate évidée remplie de glaçons et d’arak et saupoudrée de sel et de poivre, il lui expliqua que les Libanais ajoutaient quelques gouttes d’arak sur le taboulé, qui n’est pas une salade contrairement à ce qu’elle avait dit, mais le petit jardin de Dieu, car il contient tous les légumes du paradis terrestre mélangés au boulgour. Bernadette goûta à ce jardin divin, sa langue s’habitua petit à petit au goût de l’arak qui imbibait le persil. Puis ce fut au tour du kibbé cru. Il lui présenta un plat décoré de feuilles de menthe fraîche et d’oignon blanc. Alors qu’elle approchait sa fourchette, elle l’entendit affirmer que la fourchette n’était pas nécessaire, le kibbé se mangeait à la main, avec un morceau de pain.
(Sinalcol : le miroir brisé, Actes Sud, 2013)
B
Beyrouth
Abdelkarim, lui, dit le petit Gandhi, n’avait jamais voyagé. Il était resté, attaché à sa caisse de bois, devant le porche de l’université américaine. Il était resté à Beyrouth où il avait exercé tous les métiers avant de mourir sur sa caisse. Cependant, son parcours achevé, Abdelkarim ne savait pas qu’il avait voyagé plus que tous les cireurs de chaussures au monde. Non parce qu’il était venu de Mechta Hassan, un village du Akkar, mais parce que Beyrouth elle-même voyage. On y reste sur place mais on voyage ; ou plutôt c’est la ville qui est emportée par un mouvement perpétuel. Voyez cette ville de Beyrouth : elle est passée de la Suisse de l’Orient à Hongkong, puis à Saigon, puis à Calcutta, puis à Sri-Lanka. On a l’impression que l’on a fait le tour du monde en dix ou vingt ans. Ou plutôt, on est resté sur place ; c’est le monde qui a tourné. Tout a changé autour de nous, et nous aussi nous avons changé.
Abdelkarim avait beaucoup changé avant de mourir ; mais la mort ne lui a pas laissé le temps de voir la ville se transformer en cette cité indienne qu’elle est devenue à présent. Et peut- être que la mort ne nous laissera pas le temps, à nous-mêmes, de voir ces nouvelles transformations dont on n’a pas encore idée. De toute façon, le voyage se poursuit, qu’on le veuille ou non.
(Le Petit Homme et la Guerre, Arléa, 1995)
C
Colonisation
La colonisation sioniste est similaire à la colonisation blanche de l’Afrique noire.
(Propos recueillis par Laure Stephan, L’Autre Afrique, 24 avril au 7 mai 2002)
Commencement
Quand je commence un roman, je me sens comme un débutant.
(Propos recueillis par Marianne Meunier, La Croix, 1 mars 2018)
Je pense qu’il n’y a pas de commencement et c’est ce qui m’a permis d’écrire. Quand j’ai compris qu’il n’y avait pas de commencement, parce qu’il n’y avait pas de fin non plus. On termine un roman non pas parce qu’il se termine. On le termine parce qu’on ne peut plus écrire. Mais le roman continue en dehors de soi. Et le roman a commencé avant l’écriture elle-même. Le commencement d’un roman est la façon de chercher un commencement. C’est ainsi que je formule mon approche de la fiction.
(Propos recueillis par Tom Zoellner, Los Angeles Review of Books, 18 fév. 2019)
D
Darwich Mahmoud
Lorsque j’ai rencontré Mahmoud, il n’avait évidemment pas la renommée qu’il va acquérir avec le temps mais il était déjà un grand poète. Lorsqu’on rencontre un poète de cette valeur, on a le sentiment de découvrir à travers lui toute la poésie du monde. Rencontrer un grand écrivain, c’est rencontrer dans un même mouvement les écrivains de tous les pays, c’est pénétrer dans un monde plus vaste, multiple et enchanteur. Et dans ce monde qui s’ouvrait, il y avait une place pour moi, je pouvais en faire partie et c’était grâce à lui, c’est lui qui m’en a ouvert les portes. J’aimais déjà beaucoup la poésie arabe avant de le rencontrer. J’avais appris par cœur des tas de poèmes arabes, grâce d’ailleurs à ma grand-mère qui m’en lisait et m’en récitait tout le temps. Depuis mes plus jeunes années, j’avais le sentiment que tout cela m’appartenait, que la poésie était mienne ; c’était comme si j’avais écrit moi-même tous ces poèmes ! La poésie faisait partie intégrante de ma vie, partie intégrante de ma culture et de la personne que j’étais. Mais évidemment, mon amitié avec Mahmoud a joué un rôle déterminant dans mon itinéraire d’écrivain. (…)
Le génie de Mahmoud est que cette langue puise sa matière dans le vécu des Palestiniens, dans leur expérience du monde. Il a articulé l’expérience de la Nakba, la vie quotidienne des paysans et des classes populaires, celle des réfugiés dans les camps, pour inventer une langue nouvelle qui n’avait plus rien à voir avec la langue traditionnelle et qui néanmoins, est devenue la langue commune. Il rend au peuple palestinien une langue nouvelle dans laquelle il se reconnaît et qui lui permet de dire sa tragédie. Mahmoud Darwich a rendu leur langue à ceux à qui elle appartient. Et son génie particulier tient aussi à son exigence de liberté. Il ne voulait se laisser enfermer dans rien, ni identité étroite, ni exigence imposée ; il ne voulait surtout pas devenir le porte-drapeau de la cause palestinienne, le symbole de sa lutte. Je voudrais aussi insister sur le statut paradoxal de Mahmoud Darwich au sein des lettres arabes : il est à la fois un poète de l’avant-garde littéraire et un poète populaire que tout le monde lit et apprécie. C’est ce mélange qui lui confère sa singularité, sa place à part. Il n’est ni Nizar Kabbani, ni Adonis. Il est un poète épique et lyrique.
(Propos recueillis par Georgia Makhlouf, Apulée, mars 2024)
E
Enfance
On dit : la petite montagne, et nous l’appelions la petite montagne. Nous jouions dans le gravier, nous y dessinions des visages, nous partions à la recherche d’une flaque d’eau, nous y lavions nos mains, nous les emplissions de sable, et nous pleurions. Nous courions à travers les champs — à travers, du moins, ce qui ressemblait à des champs —, nous attrapions une tortue et nous l’emmenions dans des endroits couverts de feuilles vertes. Nous inventions des secrets à partager, d’autres que nous taisions. On dit : la petite montagne. Nous savions bien que ce n’était pas une montagne, et nous l’appelions pourtant la petite montagne.
Une seule colline ? Plusieurs collines ? Je ne m’en souviens plus, personne ne s’en souvient plus. Une colline située à l’est de Beyrouth, que nous avions appelée montagne parce que les montagnes étaient loin. En nous asseyant sur ses pentes, nous nous sommes emparés de la mer. Le soleil se lève à l’est, et à l’est, nous sortions des champs de blé. Nous cueillions des épis pour jouer avec leurs grains. Les pauvres, ou du moins ceux qui avaient l’air d’être des pauvres, couraient comme des enfants dans les champs, sur les collines, cherchant une réponse à leurs questions. Ce jour, qui pour nous était jour de fête, ne se distinguait en rien des autres jours, si ce n’est par l’odeur du boulgour et de l’arak que nous savourions dans la nature en lui confiant ce qui, aujourd’hui, n’est plus que rêve. La petite montagne n’était qu’une falaise que nous escaladions, orgueilleux, étonnés. De nos chagrins nous faisions des histoires et nous attendions les moments de joie ou de mort pour que nos sentiments nous fassent oublier la monotonie des jours.
(La Petite Montagne, Arléa, 1987)
F
Frères ennemis
Karim ne savait pas que le sort ferait de son frère le dernier témoin de ses liens avec Beyrouth. La relation entre eux s’était rompue au début de la guerre, quand ils s’étaient retrouvés dans deux camps opposés le 13 avril 1975, date officielle du début de la guerre civile. Le lendemain, Karim avait quitté le quartier Gemmayzeh, qu’on désignerait par la suite comme Beyrouth-Est, pour n’y revenir qu’une seule fois, en 1978, un an après la guerre des Cent Jours. Le quartier était alors la cible des bombardements de l’armée syrienne, entrée au Liban en 1976 sous prétexte d’imposer la paix dans ce petit pays déchiré par les conflits communautaires. Il revint ce jour-là pour être rassuré sur le sort de son père et de son frère et pour les consulter sur son éventuel voyage à Montpellier. Son père comprit que son voyage serait sans retour. Hind le devina aussi. Seul Nassim dit qu’il reviendrait bientôt. « Tu ne pourras aller nulle part ailleurs, tu reviendras ici, car toute l’histoire est ici.
- J’ai perdu, je n’ai plus de place ici, dit Karim.
- Nous avons perdu aussi. Ici, c’est le point de chute des perdants, dit Nassim.
- Toi, un perdant ! Tu es devenu immensément riche. De voyou que tu étais, tu es devenu un important homme d’affaires. »
(Sinalcol : le miroir brisé, op. cit.)
G
Ghetto
Il était six heures du matin lorsque les habitants du ghetto se réveillèrent au bruit des balles qui frappaient les murs des maisons et se répercutaient avec le hurlement du haut-parleur qui ordonnait aux gens de se retrouver dans la cour de la grande mosquée. Ce fut leur première nuit dans l’enceinte de la clôture dressée par l’armée israélienne victorieuse autour du quartier où se trouvaient la mosquée, la cathédrale et l’hôpital. Ils ignoraient alors que leur quartier portait désormais le nom de « ghetto » et qu’ils étaient les seuls survivants après la grande expulsion. Des gens de toutes sortes : médecins, infirmiers, boutiquiers, paysans et réfugiés des environs s’étaient abrités dans le périmètre de l’hôpital, fuyant les tirs qui sifflaient au-dessus de leurs têtes et qui avaient poussé les habitants à fuir leur ville vers l’inconnu.
(Les Enfants du ghetto : je m’appelle Adam, Actes Sud, 2018)
Guerre civile
La guerre civile ne passe pas par les fronts. C’est une guerre entre soi et son image dans le miroir. Nous n’avons pas d’autre alternative que de devenir nous-mêmes. L’ennemi n’est pas à l’extérieur.
(Propos recueillis par Eglal Errera, Le Monde diplomatique, fév. 1988)
Cette guerre a permis, paradoxalement, la naissance du roman moderne libanais car elle a cassé tous les tabous, en ouvrant le champ à la narration.
(Propos recueillis par André Clavel, Lire, nov. 2007)
Regarde le métro. Regarde ces couloirs. Ça signifie que la guerre civile est inévitable. Une guerre civile, dans les souterrains du métro, c’est terrifiant. On ne peut rien prévoir, ça devient absurde. Le monde bascule. C’est fantastique. Même le jour où tu me rendras visite, nous irons dans le métro. Je sais bien que tu l’as déjà vu. Mais regarde, regarde. La ville, minée par les tunnels du métro, vibre, elle est prête à s’écrouler. La guerre civile est inévitable ici. J’ai souvent pris le métro, et j’ai visité beaucoup de villes, mais j’ai mis du temps à saisir le rapport entre le métro, les tunnels et la guerre civile.
(La Petite Montagne, op. cit.)
H
Hanneh
Hanneh ne commença à s’infiltrer par les interstices de la mémoire que lorsqu’elle se retrouva seule sous un soleil dont les rayons se perdaient dans les nuages blancs du ciel. Elle tendit la main vers l’eau du bassin pour éteindre la brûlure de ses doigts et vit Hanneh exhiber ses seins sous l’olivier et se mettre à les presser en pleurant, alors que le lait giclait. Hanneh était petite et ronde, elle avait un visage large et clair, des yeux enfoncés sous des sourcils bien fournis, des lèvres épaisses. Elle s’installa sous l’olivier et rentra les seins dans l’échancrure de sa large robe noire. Elle fit signe à Milia qui se tenait à proximité, le regard éperdu. La fillette s’approcha à pas hésitants et entendit Hanneh dire dans un gémissement que son bébé lui manquait.
(Comme si elle dormait, Actes Sud, 2007)
I
Israël
Les larmes versées par les Israéliens en train de quitter une terre qui n’est pas la leur doivent leur rappeler les larmes des Palestiniens qui ont été chassés de leur terre et pourchassés dans les champs de la mort engendrés par la Nakba. Ils pleurent en quittant une colonie bâtie sur des terres confisquées et refusent de voir les larmes des propriétaires légitimes de la terre qui vivent l’humiliation, la misère et l’exil, parce que ce sont justement eux, les Israéliens, qui ont occupé leur terre, détruit leur maison et les ont dispersés sur les chemins de l’exil.
Voici le paradoxe humain fabriqué par un monstre appelé « occupation » et par un cauchemar appelé « Israël ».
(An-Nahar, supplément culturel du 21 août 2005)
J
Journalisme
Le journalisme doit être aussi objectif que possible. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Être objectif, c’est montrer ce qui n’est pas vu dans les réalités politiques et économiques couvertes par le discours. (…) Si vous êtes objectif, vous faites campagne. Le rôle du journalisme, comme tous les outils de connaissance, est de savoir, d’aller au-delà de ce qui nous est donné. De chercher la vérité qui est toujours couverte.
(Propos recueillis par Jurgen Balzan, Maltatoday, 28 août 2016)
Juifs
Les Palestiniens sont devenus les juifs des juifs.
(Propos recueillis par Stéphane Guibourgé, Le Figaro, 10 nov. 2007)
K
Kassir Samir
Ils t’ont accusé d’être Palestinien, et tu étais Palestinien car tu savais ce qu’est le droit légitime qui avait fait de toi un être libre et qui ferait de même pour ta patrie.
Puis ils t’ont accusé d’être Syrien et tu étais Syrien, et le jasmin de Damas t’attendait…
Ils t’ont aussi accusé de n’être pas Libanais. Et tu n’étais pas le Libanais qu’ils voulaient que tu sois. Mais tu avais, avec tes camarades, construit une terre de liberté qui avait pour nom Liban.
Tu avais réuni en toi toutes les douleurs des Pays du Levant parce que tu savais que la liberté est une et indivisible.
(« Après 17 ans », Assoual.com, 10 juin 2022)
L
Légendes
Ibrahim confia à Norma l’histoire des tombes où l’or était enterré. Norma ne le crut pas, pensa qu’il inventait ces histoires pour l’épater. Il avait l’habitude de lui raconter plein d’histoires avant de lui faire l’amour. Incrédule, elle ouvrait tout grands les yeux en entendant ces étranges histoires. La vérité, telle qu’Ibrahim la racontait, semblait incroyable, car il n’y avait pas uniquement des musulmans à Cana, une minorité chrétienne, de rite grec catholique, habitait le village et avait sa propre église. Cette minorité se serait-elle constituée à l’occasion d’un exode ultérieur, après l’intervention de l’armée française au Liban en 1860 ? Ou alors l’histoire des Nassar était-elle fausse et la lignée ghassanide n’était-elle qu’une simple légende au sein de ce petit pays foisonnant de légendes qui porte le nom de Liban ?
Ibrahim parla à Norma des poignets couverts d’or des femmes, mais il ne lui dit rien des pièces d’or cachées sous une dalle de la chambre de son père, devenue avec le temps comme une sorte de débarras où s’accumulaient les vieilleries. Si, peut-être lui en avait-il parlé, mais il ne s’en souvenait pas.
(Le Coffre des secrets, Actes Sud, 2009)
M
Mille et Une Nuits
Karim avait constaté que la véritable parole, celle qui remplit la bouche et porte le goût des fruits, ne vient qu’après l’acte d’amour : « C’est le secret des Arabes », avait-il dit à Bernadette au cours des premiers jours de leur amour. « Là réside le secret des Mille et Une Nuits. Shéhérazade ne racontait qu’après l’acte d’amour. Elle a rempli de paroles les nuits de trois années consécutives et quand il n’y eut plus d’amour, il n’y eut plus d’histoires. Elle a dit au roi fou : c’est fini. Elle a fait appel à ses trois garçons pour intercéder en sa faveur ou pour le menacer. »
En fait, il n’avait pas dit cela exactement de cette manière, ce jour-là il avait plutôt dit le contraire de ce qu’il pensait à présent : que l’amour rendait l’histoire sans fin, car Les Mille et Une Nuits n’étaient pas un nombre précis de nuits, mais un nombre ouvert sur l’infini, les histoires se prolongeant à l’infini, comme l’amour.
(Sinalcol : le miroir brisé, op. cit.)
Mission
Je suis un écrivain qui n’a aucune mission… Je raconte aux gens ce que je vois et je demande aux gens de me raconter ce qu’ils voient.
(Assafir, 25 juillet 1989)
N
Nahîla
Leurs coups violents sur la porte ont réveillé Nahîla. Ne t’ayant pas trouvé, ils l’ont emmenée pour un interrogatoire qui avait duré toute une semaine. À sa sortie de prison, elle a retrouvé le village assiégé, elle en a conclu qu’ils voulaient l’utiliser comme appât pour mettre la main sur toi. Elle a donc joué sa fameuse comédie et t’a fait enterrer. Elle a fait réciter la prière des morts en recevant les condoléances. Elle a pleuré, s’est lamentée et s’est enduit le visage de charbon. Son comportement insolite a rendu folle ta mère qui n’a pas compris pourquoi sa bru agissait ainsi. Elle avait cru qu’il fallait jouer la comédie pour te sauver, or Nahîla a transformé la comédie en réalité. Elle a pleuré comme jamais une femme n’avait pleuré, elle a gémi, elle s’est lamentée, elle s’est évanouie. Les cheveux épars, elle a déchiré ses vêtements en public.
« Ce n’est pas ainsi que nous pleurons les martyrs, lui ont dit les gens, cela ne se fait pas, Oum Salem, Younès est un martyr ! »
Sans aucun égard pour les martyrs, elle t’a pleuré jusqu’au bout des larmes, elle était triste à mort, et la mort est arrivée. Ta mère était persuadée que Nahîla avait causé la mort de ton père.
(La Porte du soleil, Actes Sud, 2002)
Nakba
Le cheikh soufi disait au cercle de ses disciples : « Il n’y a au fond de nous que l’eau, nous retournons à l’eau et nous pleurons. Nous naissons de l’eau, nous allons vers l’eau et nous mourons quand notre eau tarit. » Il citait toujours les paroles d’un maître soufi : « La mer est le lit de la terre, les larmes sont le lit de l’homme. » Les ascètes autour de lui, finissant leurs invocations et leurs tournoiements, s’écroulaient par terre en pleurant. Voilà ce qu’étaient devenus les rituels de la zaouïa de Cha‘ab après la Nakba. Cheikh Ibrahim, fils de Soulaymân Assadi, partait chaque jeudi soir à Cha‘ab pour officier au rituel ; il en revenait, porté par ses disciples, les paupières fermées sur ses yeux rougis, comme des braises incandescentes.
(Ibid.)
O
Octobre
Peut-il perdre courage celui dont l’épreuve fusionne avec la terre depuis le début de la résistance palestinienne ?
Gaza et la Palestine sont attaquées avec sauvagerie depuis octobre, elles résistent toujours, inébranlables. Elles sont le modèle qui m’enseigne chaque jour l’amour de la vie.
(Al-Quds al-‘Arabi, 16 juillet 2024)
P
Passé
Si l’on n’écrit pas le passé, alors le passé reste présent.
(Le Figaro, op. cit.)
Passeport
Le soir du 23 février dernier, je me suis rendu à l’hôtel Habtoor à Sinn al-Fil et, après m’être égaré dans les labyrinthes de cet immense complexe hôtelier, je suis arrivé au hall où m’attendait la militante Amna Jibril pour me conduire dans un salon du 30e étage. Là, j’ai fait la connaissance de Muhsen Ibrahim, l’un des leaders historiques du mouvement national libanais. Après avoir épinglé des médailles honorifiques sur les revers de nos vestes, le président palestinien m’a remis en mains propres le fameux passeport rouge.
Ainsi, mon chef d’accusation s’était soudain mué en preuve irréfutable. J’étais palestinien, je portais un document officiel dont le numéro de série est le A0049639 et j’étais naturalisé à contre-courant. Au lieu d’être un Palestinien disposant du passeport libanais, j’étais un Libanais qui détenait le passeport palestinien. C’était la troisième fois que je portais l’identité palestinienne : la première fut lorsque je rejoignis la lutte palestinienne, à la fin des années 60 ; la deuxième lors de la construction du village « La Porte du soleil » avec les mots, la volonté et l’amour ; la troisième fois en serrant le fameux passeport dans ma main.
Je suis conscient que ce passeport ne possède qu’une valeur symbolique, mais, étant curieux de nature, je voulus savoir si je pouvais l’utiliser vraiment. La réponse me confirma que je pouvais utiliser ce passeport partout dans le monde.
— Je pourrai l’utiliser pour visiter la Palestine ? ai-je demandé.
— Non. Tu peux l’utiliser partout, sauf en Palestine, m’a-t-on répondu.
— Étrange ! Comment un Palestinien ne peut-il pas se rendre dans son pays ? ai-je dit.
On m’expliqua alors que les autorités israéliennes ne reconnaissaient pas mon passeport, que la Palestine était un pays occupé et que l’armée du colonisateur israélien commandait les frontières.
— Ce n’est pas possible ! dis-je.
— C’est l’occupation qui n’est pas possible ! dirent-ils.
— La Palestine est pourtant une patrie réelle, non une patrie en papier !
(« Le passeport rouge », Orient XXI, 23 fév. 2018)
Pichet
Oum Hassan a bu une gorgée. L’odeur du café l’avait envahie, elle a été secouée par les sanglots.
L’Israélienne a allumé une cigarette, a soufflé la fumée en l’air, regardant dans le vide. (…)
Les deux femmes étaient restées seules dans le salon. L’une pleurait tandis que l’autre fumait. Et le silence.
Soudain, l’Israélienne s’est retournée, comme si elle voulait parler, mais n’a prononcé aucune parole. Essuyant ses larmes, Oum Hassan s’est approchée du pichet posé sur une petite table dans un coin du salon.
« Le pichet… » a-t-elle dit.
« Je l’ai trouvé ici en arrivant. Je ne l’utilise pas. Prenez-le, si vous voulez. »
« Non. Merci. »
Elle s’est approchée du pichet, l’a saisi, l’a niché entre ses bras, puis, se retournant vers l’Israélienne, elle le lui a donné.
« Merci, a dit la Palestinienne, je n’en veux pas. Je vous le donne. Prenez-le. »
« Merci », a dit l’Israélienne. Elle a pris le pichet et l’a remis à sa place.
(La Porte du soleil, op. cit.)
Poésie
Mansour imagina sa femme comme la baigneuse du poème d’Abû Nuwâs. Il la voyait délicate comme l’eau, comme si l’eau coulait sur l’eau. Il prenait le verre d’arak entre ses lèvres, aspirait le liquide blanc et récitait :
« Elle offrit à l’air après s’être dénudée
une silhouette plus délicate que l’air.
Elle tendit sa paume, comme l’eau légère,
vers l’eau qui était dans la cuvette
et vit s’approcher un œil qui l’épiait…
Non, non, ce n’est pas ça… »
(…)
Il sautait entre les vers, remontait au premier, glissait jusqu’au dernier, avançait, reculait, s’élevait, plongeait comme s’il nageait dans l’eau. Il disait que la poésie, la femme, l’amour étaient de l’eau, Dieu trônait sur l’eau, « Avec l’eau, nous avons créé tout ce qui vit ». Il s’élançait pour dérober à la femme aux lèvres entrouvertes un baiser qu’elle dissimulait ou un mot qu’elle était sur le point de prononcer, puis il se sentait complètement épuisé, désarmé. « Je suis le porteur d’amour tourmenté de la chanson. »
(Comme si elle dormait, op. cit.)
Q
Quiproquos
L’histoire concernant « l’accusation » communément répandue que j’étais palestinien et non libanais (accusation dont je m’enorgueillis d’ailleurs, car mon identité palestinienne n’a été et ne sera qu’une identité de combat née de la détermination à lutter contre l’injustice, l’occupation et la répression) mérite d’être racontée, car elle porte dans ses replis les quiproquos de la relation entre la parole et la mémoire.
(« Le passeport rouge », op. cit.)
R
Rêve
Le rêve est la seule manière d’échapper à l’oppression sous toutes ses formes, qu’elles soient familiales, religieuses ou politiques.
(Lire, op. cit.)
S
Saïd Edward
La Palestine est née au monde sous la plume d’Edward Saïd. Il est le premier de ceux qui sont retournés en Palestine. (…)
Nous sommes fiers d’Edward Saïd, et nous avons raison de l’être. Car cet intellectuel a construit un espace pour la culture arabe dans le monde ; il l’a libérée de son régionalisme, il a combattu son enfermement sur elle-même. Nous sommes fiers de lui parce qu’il est parvenu à pénétrer au cœur de la culture mondiale et à être le premier intellectuel arabe moderne, capable d’influencer et d’agir sur cette culture. (…)
Edward Saïd ne peut être réduit à ses articles politiques qui étaient l’expression de ses positions et de ses engagements immédiats. Son vaste univers s’étend de la critique de l’orientalisme à la critique de la culture et de l’impérialisme, de Joseph Conrad à la recherche des commencements, et de la musique à la lecture de la littérature arabe contemporaine. Écrivain encyclopédiste, il fût peut-être, avec son ami Pierre Bourdieu, le dernier intellectuel d’Occident, le plus grand d’entre eux. Tous deux considéraient la culture comme une arme contre l’injustice et tous deux faisaient une critique radicale de la culture dominante.
(An-Nahar, supplément culturel du 28 sep. 2003)
Silence
Le silence est une position profonde, certaines choses ne peuvent être formulées. Toutes les grandes émotions échappent aux mots.
(La Croix, op. cit.)
T
Torture
Derrière ses paupières closes, il vit les bottes. Le soleil s’y réfléchissait. Et la douleur.
« Nous voulons des aveux sur le gang et sur les explosifs. Est-ce que t’entends ? »
Il y eut le sang. Il y eut l’aigle. Il y eut la douleur. Soudain, son corps le quitta pour aller rejoindre d’incommensurables douleurs. Il le vit s’éloigner et plonger dans une mare de souffrances, il le vit en train de s’éloigner, mais il ne put l’appeler, son bec était brisé, sa voix était éraillée, son sang s’étalait par terre. Le corps avait rejoint ses souffrances et Yalo sentit qu’il enlevait son habit d’aigle pour vêtir les tentacules du calmar, et la douleur cessa. Il vit comment huit mains lui poussèrent, comment soixante-dix millions de cellules optiques se répandirent dans ses membres, il vit sa femelle, Chirine, nager à ses côtés dans les profondeurs. Il lui tendit sa quatrième main droite, c’était son sexe, il l’enfonça dans la cavité féminine, toucha les œufs, les féconda et s’endormit en elle.
L’aigle gisait sous les pieds, le calmar s’accouplait avec sa femelle qui menait sa ronde fantastique autour de lui. Sa quatrième main était en elle, des milliers d’yeux révélaient un univers aux couleurs innombrables. Il voyait au fond du bleu, il voyait des couleurs qui n’avaient pas de nom car les humains ne pouvaient les voir. L’encre jaillissait du corps de Yalo qui, d’aigle, était devenu mollusque. Il plongea dans les profondeurs marines, tendit ses huit bras et s’envola dans l’eau. En les voyant, en voyant leurs bottes, il projeta son encre pour les abuser, l’encre avait la couleur du sang.
(Yalo, Actes Sud, 2004)
V
Village
En 2013, après que l’armée israélienne eut détruit le village dénommé « La Porte du soleil » (« Bab al-Chams ») qui avait été construit par de jeunes Palestiniens sur un terrain confisqué dans la région de Jérusalem, je reçus un appel du conseil municipal du village selon lequel son représentant était sur le point de venir à Beyrouth pour me remettre le passeport palestinien émis à mon nom par l’Autorité palestinienne.
J’avais suivi avec passion la métamorphose du village inventé par Younès et Nahîla, les personnages de mon roman La Porte du soleil, en un village réel situé dans une grotte près de Deir al-Assad en Galilée. L’unique requête que j’avais présentée à mes compagnons de ce village — édifié avec des tentes, beaucoup de volonté et une lueur de liberté — était de m’agréer en tant que citoyen.
Depuis, ce village, recréé en plusieurs emplacements — dont l’un porta même le nom de « Village des petits-enfants de Younès » — constitue ma plus grande distinction en tant qu’écrivain. En effet, il n’existe pas d’ambition plus grande que la mutation d’une fiction en événement réel, comme il n’existe de rêve plus beau que celui de libérer la terre et d’y construire des villages accueillant le soleil de la justice et de la liberté.
(« Le passeport rouge », op. cit.)
Vérité
La vérité est toujours révolutionnaire.
(Maltatoday, op. cit.)
Victimes
C’est le premier cas dans l’Histoire où les victimes n’ont pas le droit de s’exprimer parce que leur victimisation et les forces coloniales ont été suffisamment cyniques pour se laver les mains du sang palestinien. Le plus terrible est que dans la vie quotidienne, non seulement elles n’en parlent pas entre elles, mais la fabrication de la réalité a transformé leur cause en absurdité.
(Ibid.)
W
Wadi-l-Salib
Wadi-l-Salib resterait gravé dans sa mémoire comme le refuge des maisons aux yeux crevés. On ne pouvait les regarder sans être parcouru de frissons. Des maisons spacieuses aux vastes terrasses et aux grandes fenêtres incarnaient la cécité. Des blocs de béton bouchaient les ouvertures comme si les maisons ne possédaient pas d’yeux. Le garçon était comme un aveugle parce qu’il n’avait pas vu, car s’il avait vu, il n’aurait pas pu dormir une seule nuit dans ce sinistre quartier.
Il regarda l’immeuble où il avait vécu : deux étages entourés chacun par de larges terrasses arrondies. Son appartement se trouvait au rez-de-chaussée, les premier et second étages avaient les yeux fermés, à l’instar des cadavres.
(L’Étoile de la mer, op. cit.)
Y
Yalo
Yalo ne comprenait pas ce qui se passait.
Il se tenait devant l’inspecteur, les yeux fermés. Il avait l’habitude de fermer les yeux quand il affrontait un danger, il les fermait quand il se sentait seul, il les fermait quand sa mère… Ce matin-là aussi, le 22 décembre 1993, il les avait fermés, inconsciemment.
Yalo ne comprenait pas pourquoi tout était si blanc autour de lui.
L’inspecteur était blanc, il était assis derrière une table blanche et le soleil qui se brisait sur la vitre derrière lui noyait ses traits dans le contre-jour. Yalo ne pouvait discerner que des halos de lumière et une femme qui avançait toute seule dans les rues de la ville, trébuchant sur son ombre.
Yalo ferma les yeux un instant ou, du moins, c’est ce qu’il crut. Ce jeune homme aux sourcils réunis, au visage bistre et allongé, à la silhouette dégingandée et efflanquée, avait l’habitude de fermer les yeux pendant quelques secondes puis de les ouvrir de nouveau. Mais ici, au poste de police de Jounieh, en fermant les yeux, il vit les rais de lumière se croiser sur des lèvres qui remuaient comme en un murmure. Il regarda ses poignets menottés et sentit que le soleil qui estompait les traits de l’inspecteur le frappait droit dans les yeux, il les referma alors.
(Yalo, op. cit.)
Parler d’Elias n’est pas chose aisée. Il y a tant à dire. Car il était gourmand de tout, curieux de tout, ouvert à toutes les découvertes, boulimique en quelque sorte. Ses engagements, ses romans, ses prises de risque, sa vision affûtée des choses, comment raconter tout cela ?
Je ne m’autorise ici que de la seule amitié qui nous a liés depuis de longues années. Et de celle qui s’est tissée, plus tard, entre son épouse Najla et moi.
Elias était une des rares personnes dont la vie me semblait en accord avec les idéaux et en cohérence parfaite avec qui il était. Travailleur acharné, il se réveillait à l’aube pour rallonger ses journées et gagner du temps sur le temps, pour mettre dans sa vie encore plus d’invention et de recherche, mais davantage de plaisir et d’amitié aussi. Il y avait en lui quelque chose de gargantuesque, de démesuré, de colossal, d’extra-ordinaire.
J’aimais ses fulgurances. Je crois pouvoir dire que j’ai appris de lui à chacune de nos rencontres, mais sans qu’il n’ait jamais cherché à m’enseigner quoi que ce soit. Je me souviens par exemple qu’il allait prendre des cours de syriaque, et quand je m’en étais étonnée, il m’avait juste expliqué qu’il y avait dans son roman à venir un personnage de prêtre syriaque et qu’il ne pouvait le construire sans apprendre cette langue. Plus tard, il apprendra l’hébreu pour écrire Les Enfants du ghetto. Je me souviens aussi de la façon si particulière qu’il avait de parler des Mille et Une Nuits et des pistes que ces contes avaient ouvertes dans son écriture : récits enchâssés les uns dans les autres à l’infini, portes qui s’ouvrent sans cesse sur d’autres portes, personnages qui ne vivent que s’ils savent raconter, à la manière des « hommes-récits », chers à Tzvetan Todorov. Je pourrais aussi évoquer son regard sur le métro parisien, labyrinthe de tranchées et de tunnels, terrain d’une guerre possible. Ou son amour pour Beyrouth, cette ville qui le faisait voyager de la Suisse au Sri Lanka et d’Inde à Babylone, tout cela sans avoir besoin d’en partir.
Il nous a semblé, à L’Orient littéraire, que le mieux pour parler de lui était de l’écouter. C’est-à-dire de retourner à ses écrits, de les parcourir, et de tenter d’en rendre compte à travers des mots-clés, les mots pivots de son imaginaire, de son écriture et de son univers intérieur.
Le choix des fragments qui composent l’abécédaire s’est fait avec le précieux concours de Najla Jraissaty Khoury et de Rania Samara, traductrice de ses romans. Toutes deux ont parfois sélectionné des extraits qu’Elias affectionnait particulièrement. C’est dire le caractère parfaitement subjectif de cet ensemble que nous vous proposons. Invitation à naviguer dans ces lignes comme pour un voyage. Et esquisse d’autoportrait.
Georgia Makhlouf