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Quand Miguel Bonnefoy rêve une fresque au réalisme magique

Quand Miguel Bonnefoy rêve une fresque au réalisme magique

© Aurélie Lamachère / Leextra / Maison Deyrolle / Editions Rivages

«Par où fallait-il commencer ? (…) Naviguer dans la sève d’un arbre familial comme on remonte le fleuve du passé ? (…) Trouver la souche du livre. Gravir le talus des songes. Boire à la racine. »

Distingué par le prestigieux prix de l’Académie française et par le prix Femina, Le Rêve du jaguar du romancier franco-vénézuélien Miguel Bonnefoy propose au lecteur une fresque narrative chatoyante sur plusieurs générations. La destinée romanesque d’Antonio et Ana Maria, deux médecins avant-gardistes, épouse les remous politiques, économiques et sociaux de l’histoire vénézuélienne. La multitude des personnages gravite autour de la ville de Maracaibo qui se métamorphose, elle aussi, avec l’industrie pétrolière qui s’y développe et tout le flot humain qu’elle engrange.

La scène fondatrice est celle d’un enfant abandonné sur les marches d’une église, recueilli par une mendiante muette, Theresa. Élevé dans la misère, Antonio enchaîne les petits boulots, de vendeur de cigarettes à domestique dans une maison close. Quelques années plus tard, il devient un chirurgien de renom, en tandem avec l’amour de sa vie, Ana Maria, première femme médecin de la région. Leur fille, Venezuela, n’a d’yeux que pour Paris et s’envole vers une Europe fantasmée dès qu’elle le peut, mais l’exil ne semble pas exister sans son corollaire, le retour. C’est dans le carnet de Cristobal, dernier maillon de la descendance, que finissent par s’ancrer les mille histoires de cette étonnante lignée.

Dans le fil d’une narration ample et enchâssée, se dessinent des tableaux, comme des points d’orgue qui englobent des sensations, des émotions, des paysages. La joyeuse symphonie composée de mythes, de légendes, de superstitions, de retour des morts et d’aventures picaresques célèbre aussi la beauté de la terre et celle des liens par ces pauses figuratives et flamboyantes. Elles sont souvent ourlées par une phrase conclusive dense et implicite, qui souligne le pourtour du tableau, et qui replace l’image dans un vaste ensemble dynamique et lumineux.

Comment vivez-vous cette belle distinction littéraire que vous venez de recevoir pour votre « roman de Maracaibo », comme il est évoqué dans le texte ?

Je suis très honoré d’avoir été distingué par des gens que j’admire. Cela consacre beaucoup d’éléments, un long parcours de plusieurs livres, une amitié de travail avec mon éditrice Émilie Colombani… Lorsque le roman fait référence à lui-même dans le récit, il s’agit bien d’une mise en abyme gidéenne, que l’on retrouve aussi chez Isabelle Allende dans des récits fondateurs comme celui de Gilgamesh, dans Cent ans de solitude… C’est un classique d’avoir un livre qui se développe sur plusieurs générations, plusieurs personnages qui se suivent et qu’à la fin, on finit par trouver dans un coffre des lettres ou des textes qui constituent le livre qu’on est en train de lire. J’ai voulu me situer dans cette lignée.

La figure du port incarne bien le geste de l’écriture où l’on reçoit de multiples informations que l’on structure ensuite. Maracaibo est une ville qui a accueilli beaucoup d’étrangers qui venaient travailler dans le domaine du pétrole. Ces métissages, ces héritages nouveaux ont nourri l’imaginaire collectif de la ville, sans rien lui enlever.

La gare routière où Antonio dépose le carton où il précise qu’il est disposé à écouter toutes les histoires d’amour est aussi une grande parabole de l’écrivain qui est celui qui recollecte tous les mythes, toutes les légendes d’un pays, pour le fondre dans le creuset de son travail. Je me suis beaucoup intéressé à l’histoire d’Antonio et d’Ana Maria, et à toutes celles que j’ai entendues dans mon enfance, que j’ai condensées, tout en travaillant un portait du pays et de Maracaibo. Au fond, il y a deux histoires d’amour dans le roman, celle d’Antonio et Ana Maria, et celle que je tisse entre mon pays et moi.

Vous vous êtes donc fondé sur votre histoire familiale pour écrire Le Rêve du jaguar ?

Antonio et Ana Maria sont très fidèles à mes grands-parents sur un plan professionnel, l’un a bien fondé une université, Ana Maria a bien pris en charge des accouchements d’un côté, des avortements de l’autre… Mais dans la vraie vie, ils se sont finalement séparés à la cinquantaine, et j’ai choisi de développer une histoire d’amour qui dure cent ans. Selon ma mère, j’ai réparé l’histoire… Celle-ci a bel et bien vécu ce désir parisien et elle est partie en Europe dès qu’elle a pu, elle n’est plus jamais revenue à Maracaibo. Or dans tout exil il y a un retour, là c’est un retour par procuration qu’elle a vécu avec moi. J’ai voulu revenir alors que je n’en étais pas vraiment parti, étant né à Paris. J’ai voulu remonter le fleuve de la famille pour comprendre d’où je venais, et ensuite pour savoir où je devais aller. Ce livre a macéré dans mon ventre pendant vingt ans, je savais que je finirais par l’écrire, il constitue absolument la personne que je suis, mais aussi les rêves de ma mère, la force de mon grand-père, les illusions incroyables de ma grand-mère. C’est tout un monde qui est derrière moi et que j’ai voulu retracer. Je n’ai pas pu inclure toutes les histoires, c’est comme une foule de fantômes qui m’accompagnent.

Avec la figure de l’enfant abandonné, peut-on parler de mythe fondateur ?

Dans la réalité Antonio a été confié à une cousine éloignée, muette et mendiante, par son père, marin, dont l’épouse est morte en couches. Je me suis beaucoup inspiré des récits fondateurs, des systèmes oraculaires, des prophéties. J’essaye de donner à mes livres cette lumière-là, je l’apprécie dans les livres et les films que je fréquente. J’aime cette idée de ce qui nous dépasse, qui a trait à l’ésotérique, à la magie indigène, au surnaturel, au réalisme magique, que l’on retrouve beaucoup dans l’imaginaire collectif sud-américain et caribéen et dans bien d’autres cultures. Peut-être que ce sont les pays du Nord qui sont les moins sensibles à ces aspects, ayant tendance à mettre la magie du côté des enfants. Dans l’immense majorité du monde, il y a un dialogue avec les morts, une connexion avec eux, un échange avec les signes…

À Maracaibo et dans ma famille, la présence des morts est essentielle et fondamentale  ; ma mère, un être délicieux, baroque et tropical, y est très sensible et elle est toujours en train de me connecter avec la magie, me trouvant certainement trop français… Et en France, on me trouve trop vénézuélien !

Certains passages figuratifs de votre récit n’évoquent-ils pas les tableaux crus, vifs et colorés de Frida Kahlo, dans un même souffle narratif intense et joyeux ?

Ma sœur habite au Mexique, je m’y rends régulièrement. Frida Kahlo, Diego Rivera, mais aussi un autre grand muraliste, David Alfaro Siqueiros, font partie de mon imaginaire graphique, ils ont inspiré mon livre. On y retrouve une dimension baroque, rococo, mais aussi beaucoup de figures, mille détails infimes, et un aspect historique prononcé. Dans une des grandes fresques de Rivera, on voit cinq siècles de l’histoire mexicaine, de gauche à droite. Dans sa peinture murale Rêve d’un après-midi dominical dans l’Alameda Central, on part d’Hernán Cortés et de la résistance indigène, et on se met à voyager dans une sorte de grande fête avec mille visages, des dictateurs, des présidents, des intellectuels, des clowns, des saints, des fous… Puis, on arrive à Emiliano Zapata et la révolution mexicaine. C’est fou de traverser cinq siècles avec une telle profusion de personnages, de matière, dans un souci de fidélité aux bouleversements politiques du pays. Cette œuvre me touche et Le Rêve du jaguar vient aussi de cette fresque de Rivera, qui est aussi un rêve.

Aviez-vous en tête Neruda et La Centaine d’amour dans l’écriture des très belles scènes d’amour du roman ?

L’écriture des scènes de sexe me semble très difficile, on peut vite tomber dans la facilité, trébucher sur les écueils classiques de la domination masculine, de la soumission, et quand on essaye de rééquilibrer, cela peut sembler bateau. Il y a aussi la question du langage qu’on utilise, opte-t-on pour un langage cru, animal, sauvage, ou au contraire on va vers un petit voile de dentelle sur sein qu’on ne saurait voir. Et puis où se placer, est-on déplacé…

En rédigeant Le Rêve du jaguar, j’avais Neruda en tête, Canto General et puis Vingt Poèmes d’amour et une chanson désespérée. Mon père est chilien, et nous avons à la maison une des premières éditions de Canto General, qui date de la première dictature et qui a été publiée clandestinement. Le personnage de Neruda est fascinant, notamment avec ce lien organique, tellurique entre la femme aimée et le pays. Ce rapport au corps se retrouve dans d’autres littératures. Lorsque Michel Tournier décrit le corps de Robinson, on retrouve le paysage de l’île, et on se dit que finalement c’est le même corps. Il y a l’idée, présente chez Bourdieu, que l’homme façonne son milieu autant que le milieu le façonne..

Le Rêve du jaguar de Miguel Bonnefoy, Rivages, 2024, 304 p.

«Par où fallait-il commencer ? (…) Naviguer dans la sève d’un arbre familial comme on remonte le fleuve du passé ? (…) Trouver la souche du livre. Gravir le talus des songes. Boire à la racine. »Distingué par le prestigieux prix de l’Académie française et par le prix Femina, Le Rêve du jaguar du romancier franco-vénézuélien Miguel Bonnefoy propose au lecteur une fresque...
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