Aïn el-Tiné, le 2 octobre 2024. Cinq jours après l’assassinat de Hassan Nasrallah, ancien secrétaire général du Hezbollah, le trio Nabih Berry-Nagib Mikati-Walid Joumblatt définissait les grandes lignes de l’après-Nasrallah. À l’issue d’une réunion présentée comme « spontanée », le président de la Chambre, le Premier ministre sortant et le leader druze plaidaient clairement pour un cessez-le feu entre Israël et le Hezb, l’application de la résolution 1701 (2006) du Conseil de sécurité (qui exige notamment le retrait des combattants de la milice pro-iranienne des zones au sud du Litani) et l’élection rapide d’une figure consensuelle à la présidence de la République.
Grosso modo donc, le communiqué de Aïn el-Tiné résumait ce qui devrait être la position officielle unifiée du Liban à l’égard de la guerre en cours depuis l'escalade survenue en septembre dernier. Mais tel était loin d’être le cas, pour des raisons liées d’abord à la forme : ce sont les trois dirigeants politiques musulmans du pays qui ont pris cette position en l’absence de représentants de la communauté chrétienne, à l’heure où celle-ci se sent fragilisée deux ans après le vide à la présidence de la République.
« Nous ne savons pas qui représente les chrétiens véritablement », avait alors justifié un proche de Aïn el-Tiné, en référence à la pluralité politique au sein de la communauté chrétienne. C’est donc l’image d’un Liban politique tronqué que la réunion a donnée. Il n’empêche qu’elle était révélatrice de l’incapacité des protagonistes libanais à se réunir pour s’entendre autour d’un dossier aussi crucial que la guerre qui ravage le pays. Si le Conseil des ministres n’a plus tenu de séance depuis le 2 octobre, aucun débat général n’a été non plus convoqué à la Chambre et aucun dialogue national n’a eu lieu. Pourtant, c’est ce que voulait le président de la Chambre, Nabih Berry. Mais en tant que négociateur au nom du Liban, le président du Parlement préfère agir (en concertation avec le Premier ministre sortant) en prenant soin de ne pas provoquer un Hezbollah en quête de la plus large couverture politique possible, en attendant que les tractations en vue d’un cessez-le-feu portent leurs fruits.
La réunion de Aïn el-Tiné était le dernier rendez-vous (quasi) officiel consacré au dossier de la guerre. Depuis, Nabih Berry profite à fond de son statut privilégié sur la scène politique : il est l’interlocuteur numéro un de la communauté internationale qui a besoin de lui pour faire passer les messages qui s’imposent au Hezbollah. C’est donc lui qui trace les grandes lignes de la position officielle libanaise... loin des institutions. « Nabih Berry veut continuer à négocier sans provoquer le Hezbollah ni monter ses détracteurs contre lui », souligne à L’Orient-Le Jour Michael Young, rédacteur en chef de Diwan. C’est probablement pour cette raison que le chef du législatif avait tué dans l’œuf une démarche de l’opposition visant à définir une position officielle libanaise en bonne et due forme, quelques jours après le début des affrontements au Liban-Sud, le 8 octobre 2023.
Berry aux commandes
Mais tout cela, c’était avant l’escalade survenue le 23 septembre dernier. Pourquoi les protagonistes libanais ne parviennent-ils pas à se réunir au Parlement ou dans un autre cadre formel pour accorder leurs violons ? La question semble légitime, car face à une catastrophe telle que le pays vit aujourd'hui, on s'attend à un minimum de cohésion nationale et politique. Mais au Liban, les clivages politiques sont tellement profonds qu'une réunion formelle de la Chambre ou même un dialogue autour du conflit en cours s'apparente à une mission impossible. D'autant plus que le conflit est intervenu à l'heure où la polarisation politique est à son paroxysme entre le Hezbollah et ses détracteurs, remontés contre lui depuis le début des affrontements. Partant, les composantes de l'opposition qui estiment que le Hezb sortira affaibli de la guerre jouent face à lui leur carte la plus chère : la résolution 1559 (2004, appelant au désarmement des milices libanaises et non libanaises, dans une référence au Hezbollah et aux groupes palestiniens). Cette résolution est le cauchemar du parti chiite qui ne veut rien entendre sur son désarmement. Pour le moment, les berrystes préfèrent cerner l'affaire à sa stricte dimmenssion officielle et institutionnelle. « Ce n’est pas au Parlement de se réunir pour discuter ce genre de dossiers. Ceux-ci relèvent du ressort du gouvernement », se contente de lancer à L’OLJ Kassem Hachem, député berryste, rappelant qu'une telle démarche n'aboutira pas à des décisions contraignantes.
Au plan gouvernemental, les choses sont tout aussi difficiles. Nombreux sont ceux qui seraient tentés de comparer 2024 à 2006, lorsque le cabinet Siniora (alors gouvernement en titre) est parvenu à obtenir la résolution 1701, sans pour autant calquer ses positions sur celles du Hezbollah, qui y était pourtant représenté. Aujourd’hui, le cabinet Mikati expédie les affaires courantes, ce qui réduit sa marge de manœuvre et élargit celle de M. Berry, presque seul aux manettes. Mais si Nagib Mikati s’efforce de s’affirmer comme partenaire à part entière dans les tractations en cours, le Conseil des ministres semble être lui aux abonnés absents, sachant que le cabinet avait décidé de « garder ses réunions ouvertes » pour suivre les développements sur le terrain. Mais personne ne se fait d'illusions. « Le Hezbollah se comporte comme si de rien n’était, comme s’il n’a pas subi de sérieux revers sur le terrain. Il continue donc d’imposer sa volonté », constate un député de l'opposition. « Le tandem chiite continue d’usurper les prérogatives du Liban officiel et politique. Cela ne nous laisse que le choix de poursuivre le forcing pour que finisse le conflit en cours », dit de son côté le porte-parole des Forces libanaises, Charles Jabbour. Certains anti-Hezb ont donc appelé le gouvernement à « recouvrer le dossier des négociations » comme on peut lire dans un communiqué publié jeudi par le bloc du Renouveau de Michel Moawad.
Le Hezbollah trouve l'alternative
Pour sa part, le Hezbollah est en quête d’une large couverture politique parallèlement à l’action de Nabih Berry. À défaut d’un dialogue élargi digne de ce nom, le Parlement est ouvert aux réunions entre les députés Hezbollah et leurs collègues d’autres groupes (à l’exception des FL, grand adversaire local du parti chiite). « Nous avons convoqué ces réunions pour expliquer aux parlementaires ce qui se passe réellement sur le terrain », a déclaré Ali Fayad, député du Hezb, mardi à l’issue d’une rencontre avec des parlementaires du Courant patriotique libre, qui vient d’officialiser le divorce avec le parti chiite sur fond de farouche opposition à la guerre. Lundi, une réunion interparlementaire s’était tenue à la Chambre. Les débats ont porté sur la crise des déplacés ayant fui le conflit. Si les députés du Hezb ont fait la sourde oreille aux appels à accélérer la présidentielle ou au moins à convoquer la Chambre pour une réunion officielle, Salim Sayegh, député Kataëb se félicite du bilan. « Cette crise n’est pas une chose minime. Il faut assurer la sécurité des déplacés pour éviter le pire qui est la discorde confessionnelle », dit-il, se disant « fier » d’avoir participé à la rencontre au nom de son parti. « Tout n’est pas strictement politique », souligne-t-il.
Passer maître dans l’art de la supercherie et de l’esbroufe ne saurait tenir lieu de qualité de dirigeant. Que ces chefs indignes aient au moins la sagesse de s'entendre sur l'impératif de céder la place à des personnes probes ayant à cœur l’intérêt supérieur de la nation.
17 h 07, le 04 novembre 2024