Qui aurait dit ce 7 octobre 2023 à l’aube, quelques heures avant le début de l’opération dite le Déluge d’al-Aqsa, que celle-ci passerait le cap d’une année et qu’elle se transformerait au fil des mois en « Déluge de feu sur le Liban » ?
Certainement pas ceux qui étaient réunis, à ce moment-là, dans un lieu fortifié de la banlieue sud de Beyrouth... Quelques heures auparavant, une délégation de haut niveau du Hamas, présidée par Ismaïl Haniyé et comprenant entre autres Khalil al-Hayé et Saleh Arouri, était arrivée de Téhéran pour s’entretenir avec le secrétaire général du Hezbollah. Il s’agissait alors d’informer ce dernier de la nature de l’opération qui devait être réalisée quelques heures plus tard et de demander à Hassan Nasrallah quelle serait la position de son parti et s’il comptait s’engager lui aussi dans cette bataille. Selon des sources concordantes proches du Hamas et du Hezbollah, Nasrallah considérait que l’heure de « la bataille décisive » n’avait pas encore sonné et, par conséquent, il aurait répondu à ses interlocuteurs que le Hezbollah se contenterait de l’ouverture d’« un front de soutien », donc d’une participation limitée, destinée à soutenir Gaza en augmentant les pressions sur l’armée israélienne. Quelques heures après cette réunion, l’opération Déluge d’al-Aqsa a été déclenchée et elle dure depuis plus d’un an.
Au début, des rumeurs ont circulé sur la déception du Hamas suite à la participation limitée du Hezbollah, mais au fil des mois la coordination s’est rétablie entre les deux formations et la guerre s’est poursuivie à un rythme différent pour chaque front.
À l’époque, le Hezbollah et même l’Iran pensaient qu’il ne serait pas nécessaire de renforcer leur participation à cette bataille, car les Américains avaient envoyé plusieurs messages selon lesquels ils ne souhaitaient pas un élargissement de la guerre et ils l’avaient à plusieurs reprises déclaré au Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. D’ailleurs, dans une confirmation indirecte de cette position (en tout cas c’est comme cela qu’elle avait été perçue par les Iraniens et par le Hezbollah), suite à l’assassinat du responsable du Hamas Saleh Arouri dans la banlieue sud de Beyrouth le 2 janvier 2024, qui avait été considéré à l’époque comme un dépassement des lignes rouges tacites en vigueur dans ce conflit, aussi bien les responsables américains que même certaines voix israéliennes s’étaient empressés de préciser qu’ils ne veulent pas d’un élargissement du conflit.
Cette équation a donc tenu bon pendant près de 11 mois, et aussi bien le Hezbollah que l’Iran y croyaient puisque à chaque fois que certaines parties, ou même certains de leurs partisans, leur reprochaient de ne pas riposter fermement aux « provocations israéliennes », ils se contentaient de rappeler qu’il ne faut pas donner aux Israéliens – dont le but, voire le rêve est d’entraîner les États-Unis directement dans la confrontation – ce qu’ils veulent.
Mais cela, c’était avant la date butoir du 27 septembre 2024. Ce jour-là, la tendance générale était à l’optimisme. L’émissaire présidentiel français Jean-Yves Le Drian était venu à Beyrouth pour pousser le président du Conseil Nagib Mikati à se rendre à New York, afin que le Liban ait une représentation de haut niveau dans les négociations en cours autour du document franco-américain (mais plus français qu’américain). Selon les échos diplomatiques à ce moment-là, les Israéliens auraient accueilli favorablement la proposition d’une trêve de 21 jours pour ouvrir la voie à des négociations diplomatiques sur une application stricte de la résolution 1701. Toutefois, le temps que Mikati arrive à New York, l’atmosphère générale avait changé. Les Israéliens ne semblaient plus aussi chauds pour cette proposition et lorsqu’ils ont été relancés par les Français et les Américains, ils ont répondu qu’ils préféraient attendre l’arrivée de Netanyahu qui était en route pour New York. À peine arrivé au siège des Nations unies, Netanyahu est monté à la tribune de l’Assemblée générale et a prononcé un discours d’escalade, qui a dissipé l’optimisme qui prévalait. Quelques instants plus tard, les Israéliens ont bombardé la banlieue sud de Beyrouth avec une rare violence, tuant le secrétaire général du Hezbollah et bon nombre de ses compagnons.
Dès lors, le climat général s’est totalement transformé et le Liban a basculé de « front de soutien » en front principal. La guerre et les bombardements n’étaient plus limités au Sud ou même à la Békaa. Soudain, on dirait qu’il n’y avait plus de limites ni de lignes rouges. Que s’est-il donc passé pour qu’après avoir tenu près de 11 mois, le front de soutien cède la place à un front tout court ?
Les derniers discours du Premier ministre israélien montrent que, désormais, il n’est plus question de prendre des précautions ni de ménager qui que ce soit. Netanyahu considère qu’il s’agit d’une chance historique pour lui de réaliser le rêve israélien d’arriver jusqu’au Litani et peut-être même au-delà. Des sources diplomatiques au Liban précisent que les nombreux émissaires qui sont venus au Liban, tout au long de l’année écoulée, ont alerté leurs interlocuteurs libanais sur les intentions de Netanyahu et ils ont à maintes reprises conseillé à ceux-ci de fermer le front de soutien à Gaza, mais ces derniers n’ont pas pris au sérieux ces avertissements et, finalement, ils ont donné à Netanyahu le prétexte qu’il attendait. De plus, grâce à la série d’assassinats au niveau du commandement du Hezbollah, Netanyahu estime que ce dernier est affaibli et que c’est le moment de l’éliminer de la scène libanaise.
Du côté libanais, on est au contraire de plus en plus convaincu que quoi qu’aurait fait le Hezbollah, et le Liban en général, le plan de Netanyahu était de se lancer dans une guerre ouverte contre ce pays. Preuve en est qu’il préparait l’attaque des bipeurs et des talkies-walkies depuis 2015, selon le Washington Post. Il attendait simplement le bon moment. Celui-ci est arrivé, selon lui, lorsqu’il a décapité le commandement du Hezbollah, alors que l’administration américaine a les mains liées par la prochaine élection présidentielle (le 5 novembre). Il estime par conséquent avoir les coudées franches pour agir et il n’a pas à rendre compte de ses actes.
Aujourd’hui, les analystes estiment que trois choses pourraient arrêter Netanyahu : une attaque iranienne destructrice en réponse à la riposte israélienne, un échec de l’opération terrestre que les soldats israéliens mènent actuellement au Sud, ou encore une décision ferme américaine.
Comme il se doit, les analyses de S. Haddad sont toujours rationnelles et pertinentes quels que soient les sujets abordés dans ses articles.
14 h 58, le 08 octobre 2024