Tuer en masse, comme il le fait depuis bientôt un an à Gaza. Tuer et blesser toujours en masse mais cette fois au Liban, en reproduisant à des milliers d’exemplaires des attentats individuels à l’aide de bipeurs et de talkies-walkies dûment piégés. Tant de criminelle imagination dans l’art de diversifier l’œuvre de mort n’empêche guère Israël de se perfectionner dans la technique des meurtres par drone ou missile qui, pour ciblés qu’ils soient, ne manquent pas de causer en prime une moisson de victimes collatérales. Bien entendu, ce dernier traitement est sinistrement réservé aux VIP, tel le numéro deux du Hezbollah éliminé hier, en même temps que plusieurs de ses lieutenants en plein fief de la milice, dans la banlieue sud de Beyrouth. C’est d’ailleurs le même sort, scellé dans les mêmes circonstances, qu’a connu il y a deux mois seulement son prédécesseur dans la conduite des opérations militaires.
Toute cette frénésie meurtrière prouve que le centre de gravité de la guerre s’est clairement déplacé de Gaza au Liban. Assuré de l’écrasante supériorité de ses moyens militaires, Israël pousse actuellement ses pions, fait monter la pression, multiplie les provocations, estimant qu’il est gagnant sur les deux tableaux. Que le Hezbollah fasse le dos rond et se borne à riposter pour la forme en usant de routiniers et peu concluants tirs de roquettes, et il va au devant d’un rapide discrédit. Qu’il franchisse au contraire le pas fatidique, qu’il mette à exécution ses menaces répétées de frapper Israël en profondeur, et c’est dans le piège d’une guerre totale à l’issue connue d’avance, que le parti chiite aurait foncé tête baissée. En éliminant une fois de plus le plus proche de ses assistants, c’est face à ce choix impossible qu’Israël cherche visiblement à placer le chef de la milice. Qui, la veille même, faisait vœu de relever le défi de poursuivre la confrontation jusqu’à l’arrêt de l’agression contre Gaza et la Cisjordanie. Or ce pari repose sur deux postulats pour le moins incertains, mais que Nasrallah tient pour acquis, pratiquement dans la poche. Le premier est la capacité de sa formation à émerger intacte, et même plus forte, de la dure épreuve que fut pour elle l’hécatombe des bipeurs et la mise hors circuit de milliers de ses cadres actifs. Le second est la solidité sans faille du front interne que l’ennemi cherche visiblement à saper.
Sur le premier point, le Hezbollah est en fait fragilisé à l’extrême par les sanglantes perturbations qui viennent d’affecter non plus seulement sa chaîne de commandement, mais le sommet de sa pyramide militaire. Non moins dévastatrice est cependant la cuisante atteinte à son prestige qu’est la délirante odyssée de ces meurtriers engins piégés. Reniés par leur fabricant présumé à Taïwan, attribués à de fantomatiques sociétés écrans d’Europe centrale, par quel diabolique tour de passe-passe et à quel stade de leur pérégrination ces engins ont-ils pu être transformés en bombes portatives par les artificiers du Mossad ? Comble du comble, suprême humiliation à en croire le New York Times, les Israéliens auraient même empoché les devises qui ont servi à payer, rubis sur l’ongle, le funeste matériel. L’enquête ouverte par le Hezbollah, parallèlement à celle que mène l’État libanais, ne manquera sans doute pas de dépister les négligences ou complicités qui ont nécessairement conduit à aussi incroyable épisode. Mais la gangrène de la pénétration se limite-t-elle vraiment à ce bras armé de l’Iran qu’est le Hezbollah ? Et la maison mère iranienne n’est-elle pas elle-même infectée, comme le suggère l’assassinat à Téhéran du leader du Hamas palestinien Ismaïl Haniyé ?
En ces heures d’une exceptionnelle gravité, l’unité nationale est incontestablement de rigueur ; mais elle ne signifie pas pour autant résignation à la fatalité. Toute guerre d’usure est par définition une lame à double tranchant, elle n’use pas que l’adversaire. Un retour des habitants du nord d’Israël à leurs maisons aurait pour précieuse contrepartie celui des villageois libanais du Sud à leurs foyers qu’ils ont dû eux aussi déserter, alors que partaient en fumée leurs oliveraies et leurs plantations d’agrumes. Or seule pourrait y mener une réactivation des résolutions onusiennes, à laquelle œuvre fiévreusement en ce moment la diplomatie internationale. Nasrallah a eu beau exalter la loyauté et la résilience de sa base populaire, il ne saurait ignorer l’angoisse, la lassitude, le désarroi, le doute qu’ont instillé les derniers développements. Se félicitant en outre des marques de sympathie émanant de tous côtés pour les victimes, il a trop vite confondu entre naturelle compassion et ralliement général au panache du Hezbollah. Entre élémentaire devoir de solidarité humaine et adhésion à une aventure guerrière jamais souhaitée – et encore moins cautionnée – par l’écrasante majorité des Libanais.
Grimper sur le cocotier requiert audace et adresse. En l’occurrence, c’est du courage qu’il faut pour en redescendre.
Issa GORAIEB