On a pu reprocher aux Libanais de saloper leurs rues et autres lieux publics, de tout balancer par la fenêtre ou les vitres baissées de leurs véhicules avec le même naturel qui les porte à astiquer, bichonner, faire briller comme sou neuf leurs intérieurs. L’État libanais, lui, n’a cure de son intérieur, de ses labyrinthes, de sa caverne d’Ali Baba où règne la puanteur de la corruption. Qu’au dehors l’air devienne tout aussi irrespirable, c’est bien évidemment le dernier de ses soucis.
De fait, rien ne saurait mieux illustrer, symboliser la malgouvernance affligeant le Liban que cette sempiternelle crise des ordures qui nous empoisonne littéralement la vie. Il y a bientôt une décennie, les rues de Beyrouth étaient bordées, neuf mois durant, de montagnes d’immondices, suite à un conflit survenu entre l’État et les compagnies de ramassage. Des décharges en plein air étaient alors aménagées un peu partout, à titre prétendument provisoire, faisant ainsi le bonheur des chiffonniers en quête surtout de métaux. On a de la peine à y croire, mais aux côtés de rares municipalités et associations écologistes, ces derniers contribuaient, à leur manière, à l’indispensable opération de triage des déchets. Car déjà sous-équipées et débordées, les principales installations officielles affectées à cette tâche et au recyclage n’existent tout simplement plus, depuis qu’elles ont été pulvérisées par les explosions de 2020 dans le port de Beyrouth.
L’évocation de cet épouvantable désastre n’est d’ailleurs pas fortuite. En fouillant – le nez pincé – dans ce pestilentiel dossier, on tombe en effet, comme dans la tragédie du port, sur une incroyable somme de négligences, de viles combines d’affaires et de total mépris de la vie humaine. Le nitrate d’ammonium entreposé sur les quais a causé des dizaines de morts violentes. C’est de mort lente qu’est en revanche menacée la population. Surtout quand le feu se met de la partie, comme survenu dans la nuit de mercredi à jeudi dans la banlieue est de Beyrouth, à dangereuse proximité de cuves de carburant ; quand le gigantesque brasier consume pêle-mêle matières plastiques, objets renfermant de l’antimoine et déchets hospitaliers ; quand les fumées toxiques s’en vont embaumer de leur capiteux arôme la capitale et ses environs.
Tout aussi opaque et délétère que ces vapeurs est du reste le mafieux système mis en place. Du ramassage des déchets à leur conditionnement final, c’est de contrats (mal)proprement scandaleux qu’ont bénéficié les sociétés traitantes et sous-traitantes qui ont failli même à leur engagement de gardiennage des dépotoirs, qui eût, pour le moins, réduit les risques d’incendies d’inspiration criminelle. Ce n’est cependant qu’en trompeuse apparence que la spectaculaire fournaise a ému les responsables ; des ministres à la mine grave ont paradé, tout affairés, à la télévision, et la commission parlementaire de l’Environnement a même repris du service pour exiger l’ouverture d’une enquête ainsi qu’un règlement durable de la question.
Tout ce remue-ménage ne saurait toutefois faire écran de fumée à la médiocrité ambiante, ni purifier une atmosphère décidément nauséabonde. Les eaux sont elles aussi de la fête, celles du fleuve Litani qui irrigue la plaine de la Békaa se trouvant maintenant infestées de choléra. Et dire que c’est le père Noël qu’on a osé traiter d’ordure ; mais ça, ce n’était que du cinéma…
Issa GORAIEB