Chat échaudé craint forcément l’eau froide. Échaudé serait d’ailleurs peu dire des Libanais qu’a cruellement ébouillantés en effet le gel de l’enquête sur un scandale aussi énorme pourtant, aussi meurtrier et dévastateur, que les explosions de 2020 dans le port de Beyrouth. Ni l’indignation populaire, ni les mandats de comparution, ni même les menaces de sanctions étrangères n’ont ainsi pu venir à bout de la criminelle conspiration du silence. Par quel miracle, se demandent dès lors les sceptiques, en irait-il autrement de cette fracassante première qu’est l’arrestation de l’ancien gouverneur de la Banque du Liban ?
Ce qui a sans doute changé, c’est que dans la cynique échelle des priorités dictant le jeu des puissances, les malheurs des populations victimes de mal-gouvernance pèsent bien moins lourd désormais que les méfaits de l’argent sale : lesquels revêtent, eux, une portée de nuisance proprement universelle. Car c’est visiblement sous la menace de voir inclure, dès le mois prochain, le Liban dans l’infamante liste grise des pays flirtant avec le blanchiment de fonds et l’alimentation du terrorisme que le pouvoir s’est enfin décidé à entr’ouvrir la boîte de Pandore financière. Continuer de faire la sourde oreille aux injonctions des organes du G7 c’était, pour notre pays déjà gravement atteint, se couper tel un pestiféré de tout contact bancaire avec l’extérieur.
Toute la question est de savoir si l’examen des dossiers de la BDL peut décemment, humainement, se limiter aux seuls illicites commissions de courtage et frais de consultation actuellement reprochés à l’ex-gouverneur Salamé. Bien que substantiels les fonds litigieux paraissent en effet des plus dérisoires, comparés aux dizaines de milliards de dollars qui se sont évaporés du Trésor public. Or, en matière de finances – et bien davantage que sur les autres et nombreuses scènes de crime –, les indices laissés par des dirigeants indignes abondent, pour qui veut bien y jeter un coup d’œil.
Si ancienne est ici la tradition de corruption ; si profondément ancrée dans nos mœurs politiques est à son tour la culture de l’impunité que les pillards de la République n’ont cessé, l’appétit aidant, de gagner en audace : mais fatalement aussi en visibilité. D’œuf en bœuf, ce sont des éléphants qu’ils ont fini par voler, sans égard pour les risques chaque fois plus gros qu’ils prenaient. Comme le Petit Poucet du conte, ils en sont venus à laisser involontairement sur leurs pas des chapelets d’éloquents petits cailloux, du moment que leurs insolents abus étaient forcément comptabilisés dans les budgets et crédits alloués aux départements qu’ils contrôlaient. Et qui peuvent être aisément retracés, pour peu que l’on se mette enfin à se pencher sur les registres.
En attendant (ou rêvant) que l’on y vienne un jour, et pour en rester à ces temples de l’argent que sont les institutions bancaires, les poursuites contre Salamé appellent cependant plus d’une observation. L’actuelle direction collégiale de la Banque du Liban a beau jeu aujourd’hui de coopérer pleinement avec les instances internationales. Ces vice-gouverneurs peuvent certes en escompter la reconnaissance éperdue des citoyens hantés par le spectre de l’isolement. Mais il leur faudra faire beaucoup mieux, en matière de redressement, pour faire oublier leur régulière soumission aux diktats du gouverneur, du temps où le conseil central de la BDL, dont font également partie des représentants du gouvernement, était habilité à y faire objection : coupable faiblesse dûment relevée et déplorée dans l’audit réalisé par le cabinet de conseil Alvarez & Marsal.
Mais c’est surtout du côté de certaines banques privées que devra nécessairement se porter, tôt ou tard, le regard des enquêteurs. Car, non contents de se dessaisir en faveur d’un État gaspilleur des fonds que leur avaient confié les déposants, ces établissements indignes ont facilité la fuite des fortunes privilégiées vers les paradis fiscaux.
Au final, la justice libanaise ne revient à la vie que sous les coups d’aiguillon du monde extérieur. De s’en tenir au seul cas Salamé n’aurait toutefois pour résultat que de faire de celui-ci un bouc émissaire, et d’elle-même un pâle zombie. D’aller de fil en aiguille, d’élargir le prisme de l’enquête lui rendrait au contraire son honneur. Et c’est d’abord là affaire de juges, car il en reste fort heureusement d’honnêtes.
À nous de l’espérer. À eux de le prouver.