
D.R.
On n’avait jamais vu la terre d’aussi haut, et pour cause. Lecture on the History of Skywriting adopte le point de vue du ciel, à la première personne. Un ciel sans bords, sans limites et sans fin, tout le temps renouvelé. Les nuages n’ont jamais été aussi bas, on est comme dans l’envers des tableaux de Tiepolo, de l’autre côté de la toile, tout en haut. Se déploie alors une brève histoire de la vie de ce ciel, dans un journal qu’il tient durant sept jours. Presque une genèse, celle de la vocation littéraire, qui nous fait survoler la terre qu’on croyait si familière, et surplomber les concepts commodes qu’on avait élaborés pour l’approcher. Cette écriture va donc aller dans tous les sens, ici deux pages vont être en arabe littéral, là va apparaître un des personnages les plus énigmatiques et les plus attendus de la littérature du siècle passé, Godot, qui explique enfin pourquoi il n’est, au final, jamais venu. Et dans ce record de la hauteur, pour reprendre une note de Proust de 1920, « c’est pour nous mieux qu’une promenade en avion, une cure d’altitude mentale ».
Il n’y a pas que le ciel. C’est toute l’œuvre de la poétesse canadienne Anne Carson, adulée par Alice Munro ou Susan Sontag (« She is one of the few writers writing in English that I would read anything she wrote. »), souvent citée dans la courte liste des prochains prix Nobel de littérature et qui commence à peine à être traduite en français, qui est nourrie par un appétit de vie, indissociable du savoir accumulé. Sa culture classique, notamment celle de l’antiquité grecque et latine qu’elle a abondamment traduite dans des textes qui font référence, irrigue chaque page en la rendant plus vivante, dans une position constante de recul, en mettant toujours en perspective les histoires individuelles et l’histoire de l’humanité, en rappelant que les mythes sont d’abord faits d’éléments simples, accessibles à tous, que même le ciel est à portée de main. Il faut l’entendre parler, l’écouter dire, dire ses textes, écouter l’élégance de son timbre, de sa voix déconcertante de douceur et d’intelligence, portée par un calme venu du fond des âges. Il en résulte une écriture d’une sensualité immédiate, mais aussi une traduction qui rend vivants et présents des textes immémoriaux. Ainsi de Sappho qui n’a jamais été aussi proche, presque palpable : « Eros shook my mind like a mountain wind falling on oak trees. »
Premier recueil publié par Carson depuis Float en 2016, Wrong Norma en reprend le principe, celui de l’assemblage de différentes formes de prose poétique, de poèmes de prose, de dialogues, d’extraits de pièces, de fac-similés de notes, de bouts de papiers, de listes tapées à la machine à écrire ou bien encore griffonnées. Mais le passage d’un genre à l’autre, parfois dans le même chapitre (ainsi de cette Lecture on the History of Skywriting), ne fait que confirmer la continuité de la démarche, dans des textes pour la plupart déjà parus, entre autres dans The New Yorker, Granta ou The Paris Review. Le souci de la présentation des textes, de la forme du recueil, remonte à la publication de Nox en 2010, dans un coffret contenant les pages en accordéon de l’épitaphe que Carson avait consacrée à son frère défunt (la disparition du frère, l’écriture charnelle, l’attrait constant pour l’antiquité grecque et la Méditerranée orientale, sont d’ailleurs parmi les traits les plus communs de la production de Carson et de sa principale disciple, Elisa Gonzalez, qui a publié cette année son magnifique Grand Tour – voir L’Orient littéraire de mars 2024).
Au fil des séquences, et parce qu’elles sont sans ordre particulier, on a l’impression privilégiée d’accéder au flux de conscience de Carson, à l’écriture automatique de ce qui lui traverse l’esprit, présenté sans véritable réorganisation. Un peu tel un échantillon de vie intérieure, tel un éclairage intime et désinhibé sur la pensée en train de se faire, sur le fonctionnement de cette pensée, qui commence toujours par être désarticulé, sans agencement préalable. Carson s’invente au fur et à mesure qu’elle avance, et c’est un des propres de l’existence – « se boire sans soif », écrit Sartre dans La Nausée, en 1938. Elle se perçoit comme un sujet en cours de traitement, en constant devenir (« We writers feel the burden of being a subject-in-process no matter who we are. ») Et elle cite, presque en feuille de route, la fameuse lettre de Flaubert de 1852, à Louise Colet, dans laquelle il évoque comme une ultime ambition l’écriture d’un « livre sur rien » : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air. »
Wrong Norma nous propulse d’emblée dans une sorte d’apothéose, qui s’ouvre sur 1=1, peut-être la plus belle de ses vingt-cinq parties. À la troisième personne et à l’aube, l’auteure se dirige vers un lac « whipped by wind and tides ». Mais comment y accéder ? « Every water has a right place to be but this place is in motion, you have to keep finding it, keep having it find you. » Son entrée dans l’eau ventée est alors au prix d’un véritable effort mais fait l’effet d’une purification, comme si cette eau précise l’attendait précisément pour la débarrasser de sa conscience de soi. On pense à Toni Morrison et à sa mémoire de l’eau : « All water has a perfect memory and is forever trying to get back to where it was. » En plongeant dans l’eau comme dans des mots, en cherchant des phrases dans les battements d’une nage, Anne Carson laisse surgir un bonheur intense, celui d’être en vie, presque une euphorie d’être. Une phrase d’Hölderlin lui donne le vertige, c’est que le verbe nager y est à la forme passive : « My heart is swimmed in time. » Mais entre-temps c’est un renard qui se jette à l’eau (on suppose que c’est celui de la couverture du recueil), et lui, par contre, nage sans hésitation. « She stands awhile watching the fox swim, looking back on the day, pouring in and out. To be alive is just this pouring in and out. » Juste être là, dans une présence sans éclaboussures, dans une épiphanie sans effort.