Elle n’est toujours pas redescendue de son petit nuage azuréen. Trois mois après l’annonce de ce palmarès cannois qui a bouleversé sa trajectoire d’actrice de télénovelas méconnue, Karla Sofía Gascón assure, en cette saison estivale caniculaire, la promotion d’Emilia Perez, la dernière fantaisie signée Jacques Audiard. Pour le cinéaste tricolore qui signe un retour audacieux et féministe au polar, la comédienne s’est glissée dans la peau d’un narcotrafiquant en quête de sens et en pleine transition de genre. Première artiste ouvertement transgenre à se faire couronner reine de la Croisette - elle a reçu le prix d’interprétation féminine avec les autres figures du film, Selena Gomez, Zoe Saldaña et Adriana Paz -, Karla Sofía n’a plus voulu lâcher le micro de la Salle Lumière, celui-là même qu’on confisquait à celles et ceux qui lui ressemblait.
Apaisée, c’est à quelques mètres d’une plage bondée de Palma de Majorque que L'Orient-Le Jour lui propose d'évoquer sa fulgurante ascension. Le regard serein, la tchatche facile et le rire communicatif, à 52 ans, la revanche tardive d’une écorchée vive semble avoir un goût sucré. Et Karla Sofía Gascón compte bien la savourer entre deux tirades combatives assénées de sa voix de fumeuse. Rencontre.
Vous avez été l’indéniable révélation du dernier Festival de Cannes. Pouvez-vous nous en raconter les coulisses ? Comment avez-vous vécu ce tourbillon médiatique ?
C’était la période la plus intense et stressante de ma vie. Ce qui est étrange, c’est que durant toute la réalisation d’Emilia Perez, je n’ai pas été anxieuse un seul instant. La fatigue a attendu la veille de la cérémonie de clôture pour se manifester. Peut-être parce que je suis très compétitive. Durant la quinzaine, je ne faisais que surveiller les bookmakers, les articles de presse autour de ma performance. Je voulais absolument savoir si nous avions une chance.
Quand on m’a appelé pour me demander de revenir en France, alors que j’étais rentrée à Madrid après la projection principale, j’ai conclu que nous étions toujours en lice… Autant vous dire que quand le prix d’interprétation féminine à été annoncé, j’ai failli faire un malaise ! George Lucas, qui était assis juste à côté de moi m’a fait comprendre qu’il fallait vite monter sur scène tout en me félicitant. D’un coup, tous ces grands acteurs, ces célébrités qui me faisaient rêver dans mon salon se sont levés. Ils se sont levés pour moi ! C’était inouï. Si ce n’était pas l’apothéose, ça y ressemblait.
Votre discours a ému l’assistance ce soir-là et a été cité par la presse française comme l’un des plus puissants en 77 éditions cannoises. Avez-vous tout de suite réalisé l’importance de cette représentation inédite derrière ce pupitre ?
Bien sûr, dès que j’ai compris ce qui m'arrivait. Si j’étais heureuse de voir mon travail et mes efforts enfin récompensés, ce prix, cette distinction n’étaient pas uniquement destiné à ma petite personne. C’est un symbole pour toute une communauté encore et toujours marginalisée. Je me devais de leur dédier, de les remercier, de leur dire de tenir bon.
En parallèle des accolades et salutations des grands noms de l’industrie, vous avez aussi été la cible de violentes insultes et graves menaces, notamment de personnalités politiques d’extrême droite. Comment est-ce qu’on se protège face à ce soudain torrent de haine ?
D’habitude, je suis assez fougueuse et habituée à me battre pour moi-même, mais aussi pour les individus qui me ressemblent et qui sont injustement traités. Je dis souvent que je suis le produit de la haine de la société. C’est douloureux. Ça n’a rien d’agréable. Si ça ne tenait qu’à moi, j'aurais été dans tous les talk-shows, toutes les émissions où on m’a réduite à néant pour leur faire comprendre ce qu’une personne comme moi traverse. Mais il me faut me concentrer sur le positif, sur ce qui ressort de bon de cette expérience. Je n’oublie pas que je suis ici aujourd’hui, face à vous en interview, grâce à celles et ceux qui se sont battus avant moi. Celles et ceux qui ont rendu possible le fait que je sois visible, applaudie, saluée. Comme ces grandes sœurs et frères de lutte, je veux essayer de déblayer le chemin pour les personnes qui viendront après moi.
Depuis ce prix, les médias internationaux s’intéressent à vous, mais pas toujours pour les bonnes raisons. Comptez-vous prendre action face aux publications mettant en cause votre transidentité ou vous citant par votre « dead name », le prénom masculin assigné à la naissance ?
Honnêtement et vulgairement, j’en ai plein le… de cette situation. Certains utilisent mon cas pour créer plus de division, plus d’hostilité et de rancœurs. En gros, c’est de la transphobie assumée. Dans mon dictionnaire comme dans ma Constitution de citoyenne espagnole, ce n’est pas une opinion mais un délit. J’en prends donc juridiquement acte sans pour autant leur accorder plus d'attention.
Comment avez-vous atterri dans l’orbite de Jacques Audiard ?
Je me pose moi-même la question. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour tomber dans l’univers de ce Picasso du cinéma, de ce visionnaire extraordinaire ? Il a fallu que j’attende 51 ans pour rencontrer la personne qui a changé ma vie. Je suis tellement reconnaissante envers lui et tous ceux qui lui ont soufflé mon nom lors d’un dîner au Mexique, ces gens sont mes bonnes fées !
L’avez-vous aidé à assimiler les problématiques et stigmas auxquelles font face les actrices et acteurs transgenres au cinéma ?
J’ai essayé de l’épauler du mieux que j’ai pu. Tous les corps différents de la norme, tout ce qui est perçu comme « étrange » ou loin des standards de la beauté classique sont encore trop peu représentés malgré les évolutions positives des dernières années. Jacques et moi avons longuement échangé sur ce sujet, au téléphone, par écrit ou devant un café. C’est un cinéaste immensément respectueux et appréciatif de la différence. C’est surtout quelqu’un qui écoute. Et ça, c’est devenu rare.
Quelle relation avez-vous entretenu avec vos partenaires de jeu, Selena Gomez, Zoe Saldaña et Adriana Paz pendant le tournage ?
Notre relation était essentiellement professionnelle. Les actrices de ce film ont toutes participé à la construction d’un cercle bienveillant et sain. Nous étions évidemment toutes conscientes que la vision de Jacques pouvait nous ouvrir de nouvelles portes et perspectives dans le milieu, donc la concentration était maximale et l’enjeu capital. Selena, Zoe, Adriana… En plus d’êtres de grandes comédiennes, elles sont profondément humaines.
Accepteriez-vous de nous parler de votre vie avant votre transition ? Comment expliquer cette douleur que traverse une personne née dans le mauvais corps ?
J’ai été assez chanceuse de voir le jour peu de temps avant la chute du régime de Franco et la fin de la dictature en Espagne. Je n’ai donc pas connu toute cette période. Au moment où le pays s’ouvrait au reste du monde, la diversité sexuelle n’était qu’une notion futile, un sujet qui mettait mal à l’aise. Pendant ma jeunesse, je n’ai jamais su qu’une transition de genre était possible. Aujourd’hui, les plus réactionnaires pensent que la transidentité est une mode ou une maladie transmissible mais nous, les personnes transgenres et LGBTQ+ en général, existons depuis la nuit des temps. Nous avons juste été invisibilisés pendant des lustres. Ce qui a changé, du moins dans une partie du monde occidental, c’est le fait de ne plus se cacher.
Personnellement, j’ai toujours su qui j’étais intérieurement. Una mujer mi amor ! Mais la société, ma famille, ma profession m’ont trop longtemps interdit d’être moi. J’ai dû étouffer qui j’étais pour les satisfaire et continuer de travailler. Jusqu’au jour où mes peurs ont fini par me suffoquer, littéralement. Il me fallait réveiller et afficher la femme qui dormait en moi. Je me le devais à moi-même.
Avant d’officiellement entamer votre transition de genre à 46 ans, vous étiez une star de télénovela complimentée pour votre fougue et sex-appeal. Était-il difficile de vous regarder sur le petit écran dans votre ancienne apparence ?
Je n’ai jamais été gênée par mon corps, j’en ai même été reconnaissante parce qu'il m’a permis d’obtenir des contrats fructueux. J’ai su l’utiliser, l’exploiter. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui, quand je tombe sur une ancienne photo de moi, je ne me reconnais plus, de la même manière que je ne me reconnais plus enfant. Je suis toujours la même. La seule différence, c'est que mon apparence extérieure est enfin en adéquation avec mon intérieur.
Vous avez professionnellement évolué dans la bulle de l’entertainment espagnol et latino, renommé pour son libéralisme. Vous est-il arrivé de tomber sur des agents ou producteurs qui vous ont conseillé de ne pas aller jusqu’au bout de votre transition ?
Tout le temps ! On me disait que je n’allais plus travailler un jour de plus, que je n’aurais plus aucune opportunité et que personne ne troquerait plus à ma porte. J’avais tellement peur… On m’a mis tellement d’obstacles, on m’a empêché de vivre comme je voulais. Au bout d’un moment, la souffrance, la solitude vous font comprendre qu’on ne vit que pour soi. Tant pis si je perds mon entourage, ma carrière et mes proches. J’ai préféré vivre en étant moi-même. Et je ne le regrette pas une milliseconde.
Bien avant ses voisins européens, l’Espagne a su mettre en avant des personnalités transgenres dès les années 1990. On pense surtout à La Veneno…
Oui, totalement ! Tous les Espagnols possédant une télévision dans les nineties étaient familiers de son univers décalé, parfois provoc’. Elle a été notre voix pendant un beau moment, mais rappelons que chacun et chacune d’entre nous ont une histoire unique, un parcours qui ne ressemble à aucun autre. Moi, par exemple, je ne m'identifie pas à La Veneno. Nos opinions et nos idées des guerres que nous avons à mener ne sont nullement concordantes. Avec le recul, on ne peut que saluer sa présence courageuse sur nos écrans à cette période de notre histoire, mais je suis heureuse de voir plus d’une vision contée désormais…
Et en 2024, l’Espagne est-elle toujours en avance sur la question de l’inclusivité Queer dans les arts ?
En effet, et vous savez pourquoi ? Parce qu’en général, l’arène culturelle d’un pays se calque sur son système judiciaire. L’Espagne est légalement très avant-gardiste par rapport à d’autres, même s’il existe encore pas mal de problèmes. Quand la justice est de votre côté, quand ceux pour qui vous votez le sont aussi, le changement vient naturellement et sereinement. Dans ce cas de figure, la nation espagnole est une référence.
Plus largement et pendant longtemps, les actrices transgenres étaient cantonnées à des rôles de travailleuses du sexe. Aviez-vous peur d’être uniquement réduite à ce narratif ?
Il est vital pour nous de pouvoir interpréter autre chose. Bien sûr, il y a une réalité sociale qui fait que, malheureusement, en raison du rejet ou du manque de chances et de tolérance dans le monde du travail, beaucoup de personnes transgenres se voient obligées de se tourner vers la prostitution. Certaines le font par choix, d’autres à contrecœur pour survivre. Mais les choses évoluent dans la vraie vie, il faut donc que ça change aussi au cinéma et à la télévision. Pourquoi ne pourrais-je pas jouer une avocate ? Une pharmacienne ou une journaliste ?
Un autre débat a lieu en ce moment autour des personnes cisgenres qui continuent d’être choisies pour des rôles de personnages transgenres sachant que les places sont limitées. Quel regard posez-vous sur cette polémique hollywoodienne ?
Je me contredis souvent sur cette question. Je pense qu’en tant qu’actrices et acteurs, seul le talent doit entrer en compte. Néanmoins, s’il n’y avait pas de « discrimination positive », nous aurions toujours des Blancs en blackface pour jouer le rôle des Noirs. Et comme vous dites, il y a si peu de place pour nous, autant nous les confier.
Quand on vous demande quels sont vos modèles au cinéma, vous énumérez étonnamment des noms de comédiens réputés pour leur virilité… Pourquoi les percevez-vous comme vos icônes ?
Je pense que c'est parce que je suis une grande fan des années 1980, en réalité. Vous savez, ces films de grands gaillards musclés avec des fusils et des couteaux… C’est un plaisir coupable. Si j’adorais Harrison Ford et Robert de Niro, j’étais aussi une admiratrice de Samantha Fox, je vous rassure !
Pensez-vous qu’un jour viendra où nous pourrons parler uniquement de vos films sans évoquer votre transidentité ?
Ce serait le but ultime, la fin de décennies de batailles. Nous en sommes loin, très loin. Nous avons encore beaucoup de travail à faire, beaucoup de drapeaux à hisser, beaucoup de discussions et de débats à avoir. En attendant, ça ne me dérange pas d’être dans la pédagogie.
Karla Sofía, qu’espérez-vous pour le futur ?
D’abord, j’espère pouvoir continuer de payer mes factures d'eau et d’électricité en faisant ce métier que j’aime tant. Suite au succès d’Emilia Perez, on m’a proposé des projets que je pourrais évoquer bientôt. En dépit de la cruauté de ce monde, je reste optimiste. Nos vies à nous sont des vies de combats. Faisons en sorte qu’elles soient aussi lumineuses que nous. C’est tout ce que les obscurantistes détestent. Vamos !