Considéré comme un « quatrième pouvoir », le journalisme l’est-il vraiment au Liban ? Voilà près de vingt-cinq ans que j’exerce ce métier, passionnant sans le moindre doute, mais qui ne m’a pas pour autant permis de voir émerger un pays assaini de ses maux. Le phénix tarde à émerger de ses cendres. Plus de deux décennies durant lesquelles commentaires et analyses médiatiques sur les guerres récurrentes, la perpétuation de la haine, le confessionnalisme, les divisions n’ont pu inverser cette descente graduelle aux enfers ni affecter pour le moins une classe politique qui n’en a cure. « Cause toujours », a-t-on l’impression d’entendre.
Force est de reconnaître qu’en présence d’un système aussi complexe que celui qui existe au Liban, l’impact du journaliste reste bien minime et son influence sur la scène publique, réduite comme peau de chagrin. De quoi susciter des interrogations multiples sur le sens que nous pouvons encore donner à la profession.
On entend souvent dire que notre mission n’est pas de changer la réalité, mais de simplement la rapporter. Un argument qui ne me convainc pas pour autant, moi qui continue de rêver de ces pays (de plus en plus rares) où les médias peuvent pointer du doigt les malveillances d’un ministre que l’on contraint à démissionner, d’hommes tout-puissants incités à rendre compte de leurs actes et de criminels qui finissent par être écroués.
Rappelons-le : ce métier séduit d’abord et avant toute autre chose pour ses effets présumés en matières de reddition de comptes vis-à-vis de ceux qu’on qualifie (à tort désormais) de « responsables politiques ».
Le spectacle d’un pays aujourd’hui en lambeaux rend, jour après jour, cette profession dénuée de sens. La tâche du journaliste se résume, de plus en plus, à un rapport sinistre de la bêtise humaine, de l’ignorance et de l’égoïsme d’une classe politique qui n’œuvre qu’à sa survie, quitte à continuer à saboter le bateau qui coule. Une pathologie qui n’a généré, durant des décennies, que des atrocités et des destructions, menant à la déliquescence quasi totale de l’État.
« Plus un régime est corrompu, en général, plus les élites sont pourries, plus le terreau est fertile pour le fanatisme religieux. » C’est la phrase d’un grand reporter pour TF1 Patrick Bourrat, parti trop tôt – renversé par un char lors d’un reportage au Koweït en 2002 – restée gravée dans ma mémoire, qui fait sens aujourd’hui. Le terreau en devient encore plus fertile pour l’émergence de mini-républiques, régies par les chefs des communautés indéboulonnables, où prévaut la logique du plus fort, selon l’époque.
Cependant il reste une sphère où le journaliste peut et doit continuer de manœuvrer : celle de la sensibilisation par le biais d’une information équilibrée, honnête, dénuée d’intérêts personnels et de préjugés. Une information qui sert de transmission d’un savoir public pour un accès sain au pouvoir, un exercice démocratique en panne dans notre pays.
« C’est aux faibles, aux opprimés, aux orphelins, aux Palestiniens sans terre qu’il faut donner la parole en premier et non pas encore une fois à ceux qui ont déjà la parole institutionnellement, parce qu’ils sont présidents ou députés. Une nation n’est pas viable si les gens n’ont pas le sentiment de compter », disait encore Patrick Bourrat. Donner la parole équivaut à mener plusieurs combats en même temps : à lutter contre l’injustice, à protéger les plus vulnérables, tout en disséminant une culture de droit. La condition humaine est et doit rester la devise première de ce métier.
C’est alors que, petit à petit, le journaliste peut parvenir, indirectement, implicitement, à toucher les esprits, voire même à convertir les mentalités, en semant les graines d’une culture citoyenne.
Au Liban, faute d’avoir réussi à déraciner un establishment politique pourri, on peut toutefois se targuer de quelques percées au niveau des droits de la femme, ou de la lutte contre l’impunité en matière de violence domestique. Des petites victoires obtenues à l’arraché grâce à une double mobilisation de la société civile et de médias. En attendant une certaine maturité politique, à laquelle les médias peuvent et doivent contribuer.